Page:Berlioz - Correspondance inédite, 1879, 2e éd. Bernard.djvu/91

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

vénitien, et même, ce qui est curieux, il avait été le capitaine de la corvette que lord Byron fit armer à ses frais pour parcourir l’Archipel ; c’est ce qu’on appelle un crâne. Au bout de quelques minutes, le vent augmentant encore de rage, je l’entends qui dit en français : « Ce b…-là va nous faire sombrer avec toutes les voiles. » Alors je vis qu’il fallait prendre son parti, et le cœur cessa de me battre plus vite qu’à l’ordinaire. Je regardai tout à coup avec la plus grande indifférence ces vallées blanches ouvertes devant moi, où j’allais sans doute être bercé pour mon dernier sommeil ; le pont était tellement incliné, qu’il était impossible de s’y tenir debout ; j’étais cramponné à un morceau de fer de tribord et entortillé dans mon manteau, de manière à ne pouvoir remuer les membres ; j’avais pensé m’épargner une longue agonie en m’empêchant de nager, et j’espérais couler bas comme une pièce de canon.

Enfin, le danger devenant de plus en plus imminent, notre corsaire vénitien prend sur lui de commander la manœuvre : Tutti, tutti, al perrochetto, s’écria-t-il, prestissimo al perrochetto ; ecco la borresca. Les matelots lui obéissent ; mais, pendant qu’ils se précipitent sur le grand mât pour carguer les voiles, un dernier effort du vent nous couche presque entièrement sur le côté. Alors la scène est devenue sublime d’horreur ; tous les meubles qui garnissaient l’intérieur du navire, les armoires, les tables, les chaises, les ustensiles de cuisine s’écroulent avec un fracas épouvantable ; sur le pont, les tonneaux roulent les uns sur les autres, l’eau entre par torrents, le vaisseau craque comme une vieille coquille de noix, le pilote tombe et lâche le gouvernail ; enfin nous sombrons.