Page:Berlioz - Les Soirées de l’orchestre, 1854.djvu/107

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bouquet bien lancé, une salve bien reprise, une émotion bien communiquée, un rappel bien enlevé, celui-là seul ose tirer parti des facultés qu’il possède. Il a le don de ventriloquie et d’ubiquité. Il applaudit un instant à l’amphithéâtre en criant : Brava ! avec une voix de ténor, en sons de poitrine ; de là, il s’élance d’un bond au couloir des premières loges, et, passant la tête par l’ouverture dont leurs portes sont percées, il jette en passant un Admirable ! en voix de basse profonde, et vole pantelant au troisième étage, d’où il fait retentir la salle des exclamations : « Délicieux ! ravissant ! Dieu ! quel talent ! cela fait mal ! » en voix de soprano, en sons féminins étouffés par l’émotion. Voilà un époux modèle, un père de famille laborieux et intelligent. Quant au mari homme de goût, réservé, qui reste tranquillement à sa place pendant tout un acte, qui n’ose applaudir même les plus beaux élans de sa moitié, on peut le dire sans crainte de se tromper : c’est un mari… perdu, ou sa femme est un ange.

N’est-ce pas un mari qui inventa le sifflet succès ; le sifflet à grand enthousiasme, le sifflet à haute pression ? qu’on emploie de la manière suivante :

Si le public, trop familiarisé avec le talent d’une femme qui paraît chaque jour devant lui, semble tomber dans l’apathique indifférence qu’amène la satiété, on place dans la salle un homme dévoué et peu connu pour le réveiller. Au moment précis où la diva vient de donner une preuve manifeste de talent, et quand les claqueurs artistes travaillent avec le plus d’ensemble au centre du parterre, un bruit aigu et insultant part d’un coin obscur. L’assemblée alors se lève tout entière en proie à un accès d’indignation, et les applaudissements vengeurs éclatent avec une frénésie indescriptible. « Quelle infamie ! crie-t-on de toutes parts, quelle ignoble cabale ! Brava ! bravissima ! charmante ! délirante ! etc., etc. » Mais ce tour hardi est d’une exécution délicate ; il y a, d’ailleurs, très-peu de femmes qui consentent à subir l’affront fictif d’un coup de sifflet, si productif qu’il doive être ensuite.

Telle est l’impression inexplicable que ressentent presque tous les artistes des bruits approbateurs ou improbateurs,