Page:Berlioz - Les Soirées de l’orchestre, 1854.djvu/348

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même ; elle lève partout des tributs énormes ; elle a des flatteurs trop peu intelligents pour la comprendre, des détracteurs qui n’apprécient pas mieux la grandeur de ses desseins, la savante audace de ses combinaisons ; mais les uns et les autres la craignent et l’admirent d’instinct. Elle a des adorateurs qui lui chantent des odes, des assassins qui la manquent toujours, une garde prête à mourir pour elle et qui ne se rendra jamais. Plusieurs de ses soldats sont devenus princes, des princes se sont faits ses soldats. Devant d’ignobles caricatures qui passent pour ses portraits, à cause du nom qu’elles portent, le peuple se découvre ; il se prosterne, il crie, il bat des mains, quand, aux grands jours, il la voit en personne le front resplendissant de gloire et de génie. Elle a traversé la Terreur, le Directoire et le Consulat ; parvenue aujourd’hui à l’Empire, elle a formé sa cour de toutes les reines qu’elle a détrônées. Vive l’empereur ! ! ! »

Le chef d’orchestre se levant à son tour : « Très-bien, mon brave Corsino ! je dis aussi comme toi : Vive l’empereur ! car j’aime passionnément notre art, quoiqu’il m’arrive rarement d’en parler. Pourtant je suis fort loin de le voir, comme tu le vois, à l’apogée de sa gloire. L’état de fermentation de l’Europe me fait trembler pour lui. Tout est calme en ce moment, il est vrai ; mais le dernier orage ne l’a-t-il pas cruellement meurtri et fatigué ? Les blessures de la musique sont-elles déjà fermées, et ne portera-t-elle pas longtemps d’affreuses cicatrices ?

»Dans la pensée des nations de fourmis en guerre au milieu desquelles nous vivons, à quoi servons-nous poëtes, artistes, musiciens, compositeurs, cigales de toute espèce ?… à rien. Voyez comme on nous a traités pendant la dernière tourmente européenne. Et quand nous nous sommes plaints : « Que faisiez-vous hier ? nous ont dit les fourmis guerroyantes. — Nous chantions. — Vous chantiez ! c’est à merveille ! eh bien ! dansez maintenant ! » Dans le fait, quel intérêt voulez-vous que les peuples trouvent à cette heure à nos élans, à nos efforts, à nos drames les plus passionnés ? Qu’est-ce que nos Bénédictions des poignards, nos chœurs de la Révolte,