Page:Berlioz - Traité d’instrumentation et d’orchestration.djvu/308

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Il faut qu’on sente qu’il sent, qu’il comprend, qu’il est ému ; alors son sentiment et son émotion se communiquent à ceux qu’il dirige, sa flamme intérieure les échauffe, son électricité les électrise, sa force d’impulsion les entraîne, il projette autour de lui les irradiations vitales de l’art musical. S’il est inerte et glacé, au contraire, il paralyse tout ce qui l’entoure, comme ces masses flottantes des mers polaires, dont on devine l’approche au refroidissement subit de l’air.

Sa tâche est complexe. Il a non seulement à diriger, dans le sens des intentions de l’auteur, une œuvre dont la connaissance est déjà acquise aux exécutants, mais encore à donner à ceux-ci cette connaissance, quand il s’agit d’un ouvrage nouveau pour eux. Il a à faire la critique des erreurs et des défauts de chacun pendant les répétitions, et à organiser les ressources dont il dispose de façon à en tirer le meilleur parti le plus promptement possible ; car dans la plupart des villes de l’Europe aujourd’hui, l’art musical est si mal partagé, les exécutants sont si mal payés, les nécessités des études sont si peu comprises, que l’emploi du temps doit être compté parmi les exigences les plus impérieuses de l’art du chef d’orchestre. Voyons en quoi consiste la partie mécanique de cet art.

Le talent du batteur de mesure, sans demander de bien hautes qualités musicales, est encore assez difficile à acquérir, et très peu de gens le possèdent réellement. Les signes que le conducteur doit faire, bien qu’assez simples en général, se compliquent néanmoins dans certains cas par la division et même la subdivision des temps de la mesure.

Le chef, avant tout, est tenu de posséder une idée nette des principaux traits et du caractère de l’œuvre dont il va diriger l’exécution ou les études, pour pouvoir, sans hésitation ni erreur, déterminer dès l’abord les mouvements voulus par le compositeur. S’il n’a pas été à même de recevoir directement de celui-ci ses instructions, ou si les mouvements n’ont pu lui être transmis par la tradition, il doit recourir aux indications du métronome et les bien étudier, la plupart des maîtres ayant aujourd’hui le soin de les écrire en tête et dans le courant de leurs morceaux.

Je ne veux pas dire par là qu’il faille imiter la régularité mathématique du métronome ; toute musique exécutée de la sorte serait d’une roideur glaciale, et je doute même qu’on puisse parvenir à observer pendant un certain nombre de mesures cette plate uniformité. Mais le métronome n’en est pas moins excellent à consulter pour connaître le premier mouvement et ses altérations principales.

Si le chef d’orchestre ne possède ni les instructions de l’auteur, ni la tradition, ni les indications métronomiques, ce qui arrive souvent pour les anciens chef-d'œuvres écrits à une époque où le métronome n’était pas inventé, il n’a plus d’autres guides que les termes vagues employés pour désigner les mouvements, et son propre instinct, et son sentiment plus ou moins fin, plus ou moins juste du style de l’auteur. Nous sommes forcés d’avouer que ces guides sont trop souvent insuffisants et trompeurs. On peut s’en convaincre en voyant représenter aujourd’hui les opéras de l’ancien répertoire dans les villes où la tradition de ces ouvrages n’existe plus. Sur dix mouvements divers, il y en a toujours alors au moins quatre pris à contre-sens. J’ai entendu un jour un chœur d’Iphigénie en Tauride, exécuté dans un théâtre d’Allemagne Allegro assaï à deux temps, au lieu de Allegro non troppo à quatre temps, c’est à dire précisément le double trop vite. On pourrait multiplier indéfiniment les exemples de désastres pareils amenés, soit par l’ignorance ou l’incurie des chefs d’orchestre, soit par la difficulté réelle qu’il y a pour les hommes même les mieux doués et les plus soigneux, de découvrir le sens précis des termes italiens indicateurs des mouvements.

Sans doute personne ne sera embarrassé pour distinguer un Largo d’un Presto. Si le Presto est à deux temps, un conducteur un peu sagace, à l’inspection des traits et des dessins mélodiques que le morceau contient arrivera même à trouver le degré de vitesse que l’auteur a voulu. Mais si le Largo est à quatre temps, d’un tissu mélodique simple, ne contenant qu’un petit nombre de notes dans chaque mesure, quel moyen aura le malheureux conducteur pour découvrir le mouvement vrai ? et de combien de manières ne pourra-t-il pas se tromper ? Les divers degrés de lenteur qu’on peut imprimer à l’exécution d’un pareil Largo sont très nombreux ; le sentiment individuel du chef d’orchestre sera dès lors le moteur unique ; et c’est du sentiment de l’auteur et non du sien qu’il s’agit. Les compositeurs doivent donc dans leurs œuvres ne pas négliger les indications métronomiques, et les chefs d’orchestre sont tenus de les bien étudier. Négliger cette étude est de la part de ces derniers un acte d’improbité.

Maintenant je suppose le conducteur parfaitement instruit des mouvements de l’œuvre dont il va diriger l’exécution ou les études ; il veut donner aux musiciens placés sous ses ordres le sentiment rhythmique qui est en lui, déterminer la durée de chaque mesure, et faire observer uniformément cette durée par tous les exécutants. Or, cette précision et cette uniformité ne s’établiront dans l’ensemble plus ou moins nombreux de l’orchestre et du chœur qu’au moyen de certains signes faits par le chef.

Ces signes indiqueront les divisions principales, les temps de la mesure, et, dans beaucoup de cas, les subdivisions, les demi-temps. Je n’ai pas à expliquer ici ce qu’on entend par les temps forts et les temps faibles, je suppose que je parle à des musiciens.

Le chef d’orchestre se sert ordinairement d’un petit bâton léger, d’un demi-mètre de longueur, et plutôt blanc que de couleur obscure (on le voit mieux) qu’il tient à la main droite, pour rendre clairement appréciable sa façon de marquer le commencement, la division intérieure et la fin de chaque mesure. L’archet employé par quelques chefs violonistes est moins convenable que le bâton. Il est un peu flexible ; ce défaut de rigidité et la petite résistance qu’il offre en outre à l’air à cause de sa garniture de crins, rendent ses indications moins précises.