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D’UN CURÉ DE CAMPAGNE

pect de mon presbytère a changé presque à vue d’œil. Elle gardait le silence et lorsque je l’observais de biais, je la trouvais de plus en plus pâle. Elle a jeté brusquement le torchon dont elle essuyait les meubles, et s’est de nouveau approchée de moi, le visage bouleversé de rage. J’ai eu presque peur. — « Cela vous suffit ? Êtes-vous content ? Oh ! vous cachez bien votre jeu. On vous croit inoffensif, vous feriez plutôt pitié. Mais vous êtes dur ! » — « Ce n’est pas moi qui suis dur, seulement cette part de vous-même inflexible, qui est celle de Dieu. » — « Qu’est-ce que vous racontez là ? Je sais parfaitement que Dieu n’aime que les doux, les humbles… D’ailleurs si je vous disais ce que je pense de la vie ! » — « À votre âge, on n’en pense pas grand’chose. On désire ceci ou cela, voilà tout. » — « Hé bien moi, je désire tout, le mal et le bien. Je connaîtrai tout. » — « Ce sera bientôt fait, » lui dis-je en riant. — « Allons donc ! J’ai beau n’être qu’une jeune fille, je sais parfaitement que bien des gens sont morts avant d’y avoir réussi. » — « C’est qu’ils ne cherchaient pas réellement. Ils rêvaient. Vous, vous ne rêverez jamais. Ceux dont vous parlez ressemblent à des voyageurs en chambre. Lorsqu’on va droit devant soi, la terre est petite. » — « Si la vie me déçoit, n’importe ! Je me vengerai, je ferai le mal pour le mal. » — « À ce moment-là, lui dis-je, vous trouverez Dieu. Oh ! je ne m’exprime sans doute pas bien, et vous êtes d’ailleurs un enfant. Mais enfin, je puis vous dire