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D’UN CURÉ DE CAMPAGNE

le fait est assez étrange. » — « Je regrette seulement de vous donner une si mauvaise opinion de nous tous, ai-je répondu. Je suis un prêtre très ordinaire. » — « Oh ! de grâce ! vous m’intéressez au contraire énormément. Vous avez une physionomie très… très remarquable. On ne vous l’a jamais dit ? » — « (Certainement non, m’écriai-je. Je pense que vous vous moquez de moi. » Il m’a tourné le dos, en haussant les épaules. — « Connaissez-vous beaucoup de prêtres, dans votre famille ? » — « Aucun, monsieur. Il est vrai que je ne connais pas grand’chose des miens. Des familles comme la mienne n’ont pas d’histoire. » — « C’est ce qui vous trompe. Celle de la vôtre est inscrite dans chaque ride de votre visage, et il y en a ! » — « Je ne souhaiterais pas l’y lire, à quoi bon ? Que les morts ensevelissent les morts. » — « Ils ensevelissent très bien les vivants. Vous vous croyez libre, vous ? » — « J’ignore quelle est ma part de liberté, grande ou petite. Je crois seulement que Dieu m’en a laissé ce qu’il faut pour que je la remette un jour entre ses mains. » — « Excusez-moi, a-t-il repris après un silence, je dois vous paraître grossier. C’est que j’appartiens moi-même à une famille… une famille dans le genre de la vôtre, je suppose. En vous voyant, tout à l’heure, j’ai eu l’impression désagréable de me trouver devant… devant mon double. Vous me croyez fou ? » J’ai jeté involontairement les yeux sur la seringue. Il s’est mis à rire. — « Non, la morphine ne saoule pas,