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Page:Bernanos - Journal d’un curé de campagne.djvu/339

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D’UN CURÉ DE CAMPAGNE

Triquet — Triquet est notre surnom, un surnom immémorial. Et têtu, chez nous, signifie butor. Hé bien, je suis né avec cette fureur d’apprendre que vous appelez libido sciendi. J’ai travaillé comme on dévore. Lorsque je pense à mes années de jeunesse, à ma petite chambre rue Jacob, aux nuits de ce temps-là, j’éprouve une sorte de terreur, de terreur presque religieuse. Et pour aboutir à quoi ? À quoi, je vous demande ?… Cette curiosité inconnue aux miens, je la tue maintenant à petits coups, à coups de morphine. Et si ça tarde trop… Vous n’avez jamais eu la tentation du suicide, vous ? Le fait n’est pas rare, il est même assez normal chez les nerveux de votre espèce… » Je n’ai rien trouvé à répondre, j’étais fasciné. — « Il est vrai que le goût du suicide est un don, un sixième sens, je ne sais quoi, on naît avec. Notez bien que je ferais ça discrètement. Je chasse encore. N’importe qui peut traverser une haie en tirant son fusil derrière soi — pan ! et le matin suivant l’aube vous trouve le nez dans l’herbe, tout couvert de rosée, bien frais, bien tranquille, avec les premières fumées par-dessus les arbres, le chant du coq, et les cris des oiseaux. Hein ? ça ne vous tente pas ? » Dieu ! J’ai cru un moment qu’il connaissait le suicide du docteur Delbende, qu’il me jouait cette atroce comédie. Mais non ! Son regard était sincère. Et si ému que je fusse moi-même, je sentais que ma présence — pour quelle raison, je l’ignore — le bouleversait, qu’elle lui était plus intolé-