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Page:Bernanos - L’Imposture.djvu/111

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L’IMPOSTURE

le jour était levé, l’horloge de la gare de l’Est, peinte en rose par l’aube, marquait cinq heures du matin. Sur la gauche, à grand bruit de ferrailles, un garçon de café somnolent, blême sous la crasse, levait la devanture de sa boutique. Il contempla ce passant matinal d’un regard indéfinissable. L’abbé Cénabre passa le seuil presque humblement et s’assit.

Sa solitude était telle qu’il entra là d’instinct comme on vient mourir près d’un inconnu, sur un champ de bataille désert. Il s’installa sur l’étroite banquette avec un profond soupir, suivant les allées et venues de son unique compagnon d’un œil presque égaré, vide de toute pensée, plein d’une tendresse obscure. Déjà pénétré de respect pour ce client mystérieux où il flairait quelque ivrogne pacifique, après une nuit d’enviables délices, le garçon poussa fraternellement sur la table, sans rien dire, un bol de café brûlant, et un grand verre d’eau-de-vie, puis avec une discrétion professionnelle où se marquait une commençante amitié, se reprit à frotter frénétiquement les tables d’un torchon gras, marchant sur le talon de ses savates.

Alors, pour la deuxième fois, une espèce de pitié cria dans le cœur de l’abbé Cénabre et il sentit monter à ses yeux les mêmes larmes inexplicables déjà offertes, déjà différées, suprême invention de la miséricorde, universelle rançon ! Que d’hommes qui crurent aussi en avoir fini pour toujours des entreprises de l’âme, s’éveillèrent entre les bras de leur ange, ayant reçu au seuil de l’enfer ce don sacré des larmes, ainsi qu’une nouvelle enfance ! Il laissa tomber la tête entre ses mains, il s’abandonna. Toute sa défense fut seule-