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L’IMPOSTURE

On m’a dit qu’il négociait le mariage de Mlle Gidoux avec Jean Delbos !

— En sorte… c’est prodigieux ! incroyable ! en sorte que vous vous êtes sacrifié — offert en holocauste ? — à une innocente vantardise ? À rien ?

Il contemplait avec ébahissement ce personnage fallacieux, ce fantôme qu’une semaine de Paris effacerait pour jamais, qui disparaîtrait sans avoir jamais rien eu en propre — pas même ce dernier désastre, dont le prétexte était aussi fallacieux que lui.

— Mon pauvre enfant ! Mon pauvre enfant ! Mais pourquoi…

— Ne me demandez pas pourquoi ! gémit le malheureux. Ce n’est pas le seul mensonge… J’avais quitté Aurillac plein d’illusion : je souhaitais être un journaliste — qui sait ? peut-être un écrivain… J’avais une recommandation du vicaire général… Je suis tombé en pleines élections, en pleine intrigue. J’ai soutenu brillamment à Châlons-sur-Marne la candidature d’un radical modéré, pour barrer la route au conservateur. J’ai réussi. C’est ce qui m’a perdu ! Hélas ! je me vois tel que je suis. Je n’ai pas de talent… Non ! je n’ai pas de talent. Sans l’intrigue, je n’eusse fait ombrage à personne… Mais je rédige un rapport à merveille : voilà tout le mal. Ces gens-là, ils passent leur temps à faire des rapports… Si ! Si ! vous le savez bien ! Ils les rédigent rarement ; ils ne les signent jamais… Oh ! c’est un monde si compliqué ! Je suis trop las pour commencer autre chose. Je suis perdu…

Il baissa la tête et parut sommeiller en marchant, poussant l’un devant l’autre ses pieds plats, indifférent, accablé… La Seine, à leur gauche, ruisselait d’une