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Page:Bernanos - Les Grands Cimetières sous la lune.pdf/101

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LES GRANDS CIMETIÈRES

« Grand’Peur » non par plaisir, ni même par goût, mais parce que le temps est sans doute venu de l’écrire, car je ne prétends pas gouverner ma vie. Nul, hormis les saints, n’a jamais gouverné sa vie. Toute vie est sous le signe du désir et de la crainte, à moins qu’elle ne soit sous le signe de l’amour. Mais l’amour n’est-il pas à la fois crainte et désir ? Qu’importe ma vie ! Je veux seulement qu’elle reste jusqu’au bout fidèle à l’enfant que je fus. Oui, ce que j’ai d’honneur et ce peu de courage, je le tiens de l’être aujourd’hui pour moi mystérieux qui trottait sous la pluie de septembre, à travers les pâturages ruisselants d’eau, le cœur plein de la rentrée prochaine, des préaux funèbres où l’accueillerait bientôt le noir hiver, des classes puantes, des réfectoires à la grasse haleine, des interminables grand’messes à fanfares où une petite âme harassée ne saurait rien partager avec Dieu que l’ennui — de l’enfant que je fus et qui est à présent pour moi comme un aïeul. Pourquoi néanmoins aurais-je changé ? Pourquoi changerais-je ? Les heures me sont mesurées, les vacances vont toujours finir, et le porche noir qui m’attend est plus noir encore que l’autre. Pourquoi irais-je perdre mon temps avec les hommes graves, qu’on appelle ici, en Espagne : hombres dignos, honrados ? Aujourd’hui non moins qu’hier, leur frivolité me dégoûte. Seulement, j’éprouvais jadis ce dégoût sans comprendre. De plus je craignais de devenir un jour l’un d’eux. « Quand vous aurez mon âge… » disaient-ils. Hé bien, je