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Page:Bernanos - Les Grands Cimetières sous la lune.pdf/102

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LES GRANDS CIMETIÈRES

l’ai ! Je puis les regarder en face, sûr de leur échapper désormais. Je me moque de leur sagesse, leur sagesse qui ressemble à leur visage, généralement empreinte d’une ruse austère, toujours déçue, toujours vaine. Certes, je n’espérerais pas d’être infaillible dans mes jugements, si je formulais des jugements, à l’exemple de M. Henri Massis. Je pourrais, certes, comme tant d’autres, mettre au net, ainsi qu’un vieux greffier expert, les goûts et les dégoûts, les incompréhensions, les rancunes, et tout grelottant de haine, bégayer au nom de la Raison des arrêts prétendus sans appel. Je n’essaierai pas non plus de séduire. Je ne veux pas davantage scandaliser. Je n’ai d’ailleurs rien à dire de neuf. Les malheurs que j’annonce ne seront guère différents sans doute de ceux qui déçurent déjà notre attente. Je ne vous empêche pas de leur tourner le dos. Lorsque, dans ma treizième année, je lisais pour la première fois la France juive, le livre de mon maître, — si sage et si jeune à la fois, d’une jeunesse éternelle, d’une jeunesse religieuse, la seule capable de retentir au cœur des enfants — m’a découvert l’injustice, au sens exact du mot, non pas l’Injustice abstraite des moralistes et des philosophes, mais l’injustice elle-même toute vivante, avec son regard glacé. Si j’avais soutenu seul ce regard, sans doute mon destin eût-il été celui de tant d’autres qui, à travers les siècles, sont venus se briser tour à tour sur la poitrine d’airain. J’ai compris depuis que les solitaires étaient d’avance la proie de ce