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Page:Bernanos - Les Grands Cimetières sous la lune.pdf/103

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SOUS LA LUNE

Satan femelle, dont le mâle s’appelle Mensonge. Pour les autres qu’importe ? Qu’importent à la Bête aussi vieille que le temps, les faibles qu’elle avale, ainsi que la baleine fait d’un banc de jeunes saumons ? Ou l’Injustice n’est seulement que l’autre nom de la Bêtise — et je n’ose y croire — car elle n’arrête pas de tendre ses pièges, mesure ses coups, tantôt se dresse et tantôt rampe, prend tous les visages, même celui de la charité. Ou elle est ce que j’imagine, elle a quelque part dans la Création sa volonté, sa conscience, sa monstrueuse mémoire. Si vous voulez bien réfléchir, vous conviendrez qu’il n’en peut être autrement, que j’exprime en mon langage, une vérité d’expérience. Qui oserait nier que le mal ne soit organisé, un univers plus réel que celui que nous livrent nos sens, avec ses paysages sinistres, son ciel pâle, son froid soleil, ses cruels astres ? Un royaume tout à la fois spirituel et charnel, d’une densité prodigieuse, d’un poids presque infini, auprès duquel les royaumes de la terre ressemblent à des figures ou des symboles. Un royaume à quoi ne s’oppose réellement que le mystérieux royaume de Dieu, que nous nommons hélas ! sans le connaître ni même le concevoir et dont nous attendons pourtant l’avènement. Ainsi l’Injustice appartient à notre monde familier, mais elle ne lui appartient pas tout entière. La face livide dont le rictus ressemble à celui de la luxure, figée dans le hideux recueillement d’une convoitise impensable est parmi nous mais le cœur du monstre