Aller au contenu

Page:Bernanos - Les Grands Cimetières sous la lune.pdf/104

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
82
LES GRANDS CIMETIÈRES

bat quelque part, hors de notre monde, avec une lenteur solennelle, et il ne sera jamais donné à aucun homme d’en pénétrer les desseins. Elle ne désire les faibles que pour provoquer sournoisement sa véritable proie. La véritable proie de l’Injustice sont précisément ceux-là qui répondent à son défi, l’affrontent, croient naïvement pouvoir aller à elle comme David à Goliath. Hélas ! elle ne jette à terre, elle n’écrase d’un coup sous son poids que les misérables qu’elle dédaigne. Contre les autres, nés pour la haïr, et qui sont seuls l’objet de sa monstrueuse convoitise, elle n’est que jalousie et ruse. Elle glisse entre leurs mains, fait la morte à leurs pieds, puis se redressant les pique au talon. Dès lors ils lui appartiennent à leur insu, ils ont dans les veines ce venin glacé. Pauvres diables qui croient que le royaume de l’Injustice peut être divisé contre lui-même, opposent l’injustice à l’injustice ! Je remercie le bon Dieu qui m’a choisi des maîtres à l’âge où l’on aime encore ces maîtres. Sans eux, il me semble parfois que l’évidence de la bêtise et de la cruauté m’eussent réduit en poussière, à l’exemple de beaucoup d’autres qui ayant subi prématurément le choc de la vie, n’ont plus que l’apparence d’hommes, ressemblent à des hommes comme la pierre agglomérée ressemble à la pierre. J’ai trop passionnément aimé les maîtres de ma jeunesse pour n’être pas allé un peu au delà de leurs livres, au delà de leur pensée. Je crois avoir profondément ressenti leur destin. On n’a pas raison