Page:Bernhardt - Mémoires, ma double vie, 1907.djvu/508

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C’est que Londres est une ville spéciale. Son charme ne se dévoile que peu à peu. La première impression pour un Français est celle d’une angoisse poignante, d’un ennui mortel. Ces grandes maisons armées de fenêtres à guillotine sans rideaux ; ces monuments laids, endeuillés de poussière, noirs de crasse tenace ; ces marchandes de fleurs à tous les coins de rue avec leur figure triste comme la pluie, leur chapeau à plumes et le déguenillé lamentable du reste de leur mise ; la boue noire des rues ; le ciel toujours un peu bas ; la macabre cocasserie des femmes saoules s’accrochant à des hommes non moins ivres ; la danse échevelée des fillettes amaigries, délabrées, chahutant la gigue autour des orgues de Barbarie aussi nombreux que les omnibus ; tout cela causait, il y a vingt-cinq ans, un malaise indéfinissable à un cerveau parisien.

Mais, peu à peu, la profusion des squares reposant la vue, la beauté des femmes de l’aristocratie effaçait à tout jamais l’image des marchandes de fleurs. Ce vertigineux mouvement de Hyde Park et surtout du Rotten row emplissait le cerveau de gaieté. La large hospitalité anglaise détendant la guindé du premier shake-hands ; l’esprit des hommes se comparant sans désavantage avec l’esprit français ; et la galanterie beaucoup plus respectueuse, et par cela même plus flatteuse, ne faisait pas regretter la proverbiale galanterie française.

Je préférais seulement notre boue blonde à la boue noire ; et nos fenêtres à l’horrible fenêtre à guillotine. Je trouve du reste que rien ne marque plus la différence de caractère des deux nations française et anglaise que nos fenêtres respectives. Les nôtres s’ouvrent toutes grandes. Le soleil pénètre chez nous