Page:Bertaut - Les Œuvres poétiques, éd. Chenevière, 1891.djvu/319

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Calchas se taist dix jours, et caché ne veut pas
Que sa response envoye un pauvre homme au trespas.
Mais contraint à la fin par les cris dont sans cesse
Le cruel ithaquois l’importune et le presse,
Par complot faict entr’eux sa langue dénoüant,
Il me va pour hostie à l’autel dévoüant :
Tout le monde y consent, et le coup de tempeste
Dont chacun avoit peur de voir frapper sa teste,
Il le voit volontiers tomber dessus le chef
D’un autre que le sort destine à ce méchef.
Et ja la cruelle heure en estant arrivee,
La terre s’alloit voir de mon sang abreuvee :
Ja les rubans sacrez ma teste environnoient,
Et ja les saincts gasteaux pour moy s’assaisonnoient :
Quand rompant mes liens, une fuitte innocente
M’a soustrait, je l’avoüe, à la mort evidente,
Me cachant par la nuit dans les jongs et roseaux
D’un marests plein de fange et de bourbeuses eaux,
Jusqu’à tant que leur flotte au retour preparee
Donnast la voile aux vents dessus l’onde azuree,
Cependant pour jamais tout espoir m’est osté
De pouvoir plus revoir ma douce liberté,
Mon antique patrie, et mon bien-aymé pere,
Et mes chers enfançons dans les bras de leur mere,
Sur qui peut-estre helas ! Ils vangeront à tort
L’offense de ma fuitte, expiant par la mort
De ceste pauvre trouppe et foible et miserable,
La faute qui me rend innocemment coulpable.
C’est pourquoy je t’adjure, et par les justes dieux
De qui nul œuvre humain ne peut tromper les yeux,
Et par tout ce qui reste en l’humaine pensee
De foy vrayment parfaicte, et non jamais faussee,
Pren pitié de mes maux, pren pitié de ce cœur
Traicté par la fortune avec tant de rigueur.
Ceste plainte si triste, et de larmes suivie
Emeut nostre courage à luy donner la vie :
Et Priam le premier fait delivrer ses mains
Des liens dont les nerfs sont durement estreints :