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ROMANS CHOISIS. — ÉLIE BERTHET.

bit ; mais ce rustre peut tout ce qu’il veut, et, s’il se mettait dans la tête d’obtenir le consentement de monsieur le lieutenant civil et criminel de Lyon à votre mariage avec sa fille, il l’obtiendrait, soyez-en sûr. Ne haussez pas les épaules d’un air de pitié, monsieur le chevalier ; n’ayez pas cet air méprisant, et prenez garde que je ne vous abandonne à votre sort, qui n’est pas brillant pour le moment, vous en conviendrez.

Cette vive mercuriale, de la part d’un homme dont la condition était si basse en apparence, frappa l’impétueux Peyras d’une si grande surprise qu’il lui fut impossible de répondre. Mais, sans laisser à ses auditeurs le temps de réfléchir à la portée de ses paroles, Martin-Simon continua en s’adressant à Ernestine :

— Mademoiselle, si dans nos montagnes une jeune fille avait fait ce que vous avez fait, elle serait perdue et elle ne trouverait jamais un honnête homme qui voulût l’épouser ; mais je sais que dans les villes on est souvent moins sévère, et moi-même, si ma fille Marguerite avait jamais été capable de m’abandonner pour suivre un séducteur, je sens que je n’aurais pas la force de la repousser lorsque je l’aurais vue revenir repentante et éplorée. Votre père sera de même sans doute ; souffrez que je vous reconduise à lui, implorez son pardon, et peut-être alors trouverai-je moyen d’aplanir des difficultés qui vous semblent maintenant insurmontables.

— Holà ! mon maître, interrompit le chevalier avec ironie, il paraît que vous comptez beaucoup sur votre éloquence, car du diable si je vois par quel autre moyen vous pourriez essayer d’apaiser la colère de monsieur de Blanchefort contre sa fille et contre moi… Je m’aperçois que vous ne savez guère de qui vous parlez… Le lieutenant criminel est un vieillard dur, impitoyable, opiniâtre, qui n’a jamais pardonné à personne dans l’exercice de ses hautes fonctions judiciaires, et qui ne pardonnerait pas davantage à sa fille, lors même qu’il la verrait se traîner sur ses genoux devant lui ; un homme qui n’a d’humain que l’amour de l’or, et qui pour tout le reste est aussi insensible que le marbre. Sa dureté, sa sécheresse de cœur, son indifférence pour son unique enfant, ont décidé Ernestine, autant que mon amour et mes prières, à quitter la maison paternelle ; et souvenez-vous bien que si, aujourd’hui, elle et moi nous tombions au pouvoir de monsieur de Blanchefort, nous devrions nous résigner, elle à passer sa vie dans un couvent d’une règle sévère, moi à mourir lentement dans quelque cachot de Pierre-Encise. Les ordres sont déjà donnés, et c’est Michelot, ce subalterne rusé que vous venez de voir, qui est chargée de les exécuter.

— Serait-il vrai ? demanda Martin-Simon en regardant fixement Ernestine.

— Cela n’est que trop vrai, répliqua la jeune fille ; mon père a toujours été inexorable, et, après une si grande faute, ni monsieur le chevalier, ni moi, nous n’aurions rien à attendre de sa pitié… Cependant, monsieur, si vous croyez que le devoir exige que je retourne auprès de lui, je n’hésiterai pas.

Le montagnard parut touché de cette résignation.

— Pauvre enfant, demanda-t-il, vous n’avez donc plus votre mère ?

— Si je l’avais encore, s’écria Ernestine avec une candeur mélancolique, croyez-vous que je serais ici ?

Martin-Simon ne résista plus.

— Jeunes gens, reprit-il, le récit que vous venez défaire n’excuse pas vos torts, qui sont inexcusables. Vous, mademoiselle, vous avez mal agi en abandonnant votre vieux père, quelle que fût sa conduite envers vous ; vous monsieur, vous n’eussiez pas dû ravir à sa famille une jeune fille dont on vous avait refusé la main, peut-être avec raison, de votre propre aveu. Cependant je sais que, l’un et l’autre, vous avez vécu dans un monde où de pareilles actions ne semblent pas aussi répréhensibles que dans le nôtre, et je tiens compte de l’effet qu’ont pu produire sur vous l’entraînement de la jeunesse et le mauvais exemple. Aussi je ne refuserai pas de vous servir, et j’espère encore que je n’aurai pas sujet de m’en repentir.

Ce ton de supériorité que le montagnard avait pris depuis le commencement de cette conversation avait choqué plus d’une fois, comme nous l’avons dit,’orgueilleux chevalier. Cependant la situation périlleuse où il se trouvait lui commandait des concessions d’amour-propre qu’il crut prudent de faire, se réservant de reprendre son rang plus tard et d’humilier à son tour ce singulier protecteur, dès qu’il le pourrait sans inconvénient.

— Eh bien ! conseillez-nous ! s’écria-t-il ; nous suivrons exactement vos avis. Quoique vous ayez été bien sévère pour mademoiselle et pour moi, vos paroles, après tout, sont d’un honnête homme… On s’épargnerait bien des fautes si l’on avait toujours près de soi un ami sage et franc tel que vous, je dois le reconnaître.

Martin-Simon ne se montra nullement insensible à ce compliment.

— Bien, jeune homme, répondit-il d’un air de satisfaction ; je vois que, malgré votre éducation, qui vous a appris à vous estimer plus que le commun des hommes, il y a en vous de nobles instincts qui ne demandent qu’à se développer. Vous ne sauriez croire combien je suis heureux d’entendre le fils de Philippe de Peyras exprimer des sentimens généreux ; et, souvenez-vous de mes paroles, chevalier, le bon mouvement que vous venez d’avoir vous portera bonheur.

— Comment dois-je entendre cette prophétie ? demanda le gentilhomme avec curiosité.

Mais Martin-Simon, qui avait paru s’oublier un moment, redevint impénétrable.

— En ce sens seulement que le sentiment de la faute est la première garantie d’une réparation prochaine. Mais revenons à ce qui nous occupait… D’après vos propres paroles, la prudence vous défend, à cause de l’exaspération où paraît être monsieur de Blanchefort, de retourner à Lyon sur-le-champ ; il faut donner au terrible père le temps de se calmer et de devenir plus raisonnable ; aussi ai-je un autre plan.

— Celui de passer la frontière dont nous ne sommes plus qu’à une très petite distance ?

— C’est un moyen extrême que je ne crois pas nécessaire pour le moment. Écoutez ce que j’ai à vous proposer. Je demeure à quelque lieues d’ici, dans un village perdu au milieu de montagnes sauvages et dont les communications avec les autres lieux d’habitation sont aussi rares que difficiles. Ce hameau, presque introuvable pour ceux qui sont étrangers au pays, s’appelle le Bout-du-Monde, à cause de sa situation au centre de précipices affreux, de rochers et de glaciers qui semblent être la limite de la terre. C’est là, dans ma modeste maison, que vous trouverez un asile où personne ne songera à vous troubler. Je puis dire que j’exerce un pouvoir souverain dans cet humble coin de terre ; tous ses habitans ont eu part à mes bienfaits, et, si je leur en donnais l’ordre, ils se feraient tuer jusqu’au dernier plutôt que de souffrir qu’on exerçât sur vous la moindre violence. Ma fille Margot, ou Marguerite, si vous aimez mieux, tiendra compagnie à cette jeune demoiselle. C’est une bonne et simple fille qui s’efforcera de faire à mademoiselle Ernestine les honneurs de notre tranquille demeure. Vous, monsieur de Peyras, vous passerez le temps à lire quelque bouquins qui forment ma bibliothèque, à chasser les perdrix blanches ou à pêcher les truites dans la Guisanne. Ce ne sont pas là sans doute des occupations auxquelles vous êtes habitués l’un et l’autre, mais qu’y faire ? il faut absolument que vous vous cachiez jusqu’à ce que vous ayez déroule les limiers lancés à votre poursuite ; alors j’irai moi-même à Lyon, je verrai monsieur Blanchefort, je lui ferai des représentations convenables, et j’espère que je parviendrai à vous remettre en grâce auprès de lui. Eh bien ! ce projet vous convient-il ?

— Parfaitement, mon brave et généreux ami ! s’écria le chevalier avec enthousiasme ; nous souhaitions, Ernestine