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LA MINE D’OR.

bien longtemps… Mais, continua-t-il en recouvrant son sang-froid, hâtez-vous de me dire, monsieur le chevalier, ce que je puis faire pour vous servir ; n’oubliez pas que le temps presse.

Le chevalier, rappelé ainsi au souvenir de sa situation présente, n’insista pas sur l’intérêt tout particulier que l’inconnu avait paru attacher à son nom, et il reprit avec gravité :

— Notre histoire est courte, monsieur, et de la plus grande simplicité : mademoiselle Ernestine était la plus belle, la plus noble, la plus séduisante des jeunes filles de Lyon ; moi je tenais alors dans la ville le rang qui m’appartient, c’est-à-dire que je faisais grande dépense, comme il convient à un gentilhomme. Vous dire comment je vis mademoiselle Blanchefort, comment je l’aimai, comment j’eus le bonheur d’être aimé d’elle, serait chose inutile. Vous saurez seulement que lorsque je demandai sa main à monsieur son père, il me la refusa, sous prétexte que j’étais un dissipateur, et que sa fortune passerait entre les mains des usuriers, comme a déjà fait la mienne. Cette crainte, je l’avoue à ma honte, était fondée jusqu’à un certain point ; mais une affection bien profonde ne calcule pas les obstacles. Je voulus insister auprès de monsieur de Blanchefort, il me chassa de chez lui.

» Que faire dans cette extrémité ? J’avais épuisé les promesses et les menaces ; Ernestine, de son côté, avait épuisé les larmes et les prières ; le vieillard demeurait inflexible. C’est alors que nous avons pris la résolution que nous exécutons aujourd’hui ; j’ai réalisé les débris de ma fortune, je me suis procuré une chaise de poste, et, l’avant-dernière nuit, nous avons quitté Lyon, Ernestine et moi, avec la pensée de passer en Savoie pour nous y marier. Un accident arrivé à notre voiture, et surtout la fatigue du voyage par des chemins affreux, nous avaient forcés de nous arrêter à Grenoble, lorsque ce matin j’ai vu arrivera franc étrier un domestique de confiance que j’avais laissé à Lyon pour s’informer de ce qui se passerait après notre départ. Il m’a appris que monsieur de Blanchefort était entré dans une grande colère dès qu’il avait su l’enlèvement de sa fille, qu’il avait envoyé dans toutes les directions les ordres les plus sévères pour nous arrêter. Comme on supposait que nous aurions pris la route de Grenoble afin de gagner plus promptement la frontière, il avait lancé sur cette route le procureur Michelot, sa créature dévouée, et le plus fin limier de tout le bailliage de Lyon. Celui qui m’annonçait cette nouvelle ne précédait Michelot que de peu d’instans, et, sans l’avis qu’il nous donnait, nous nous serions certainement laissé surprendre à Grenoble.

» Vous devez vous faire une idée de la perplexité où nous nous sommes trouvés. Nul doute que notre projet de gagner la Savoie par Pont-de-Beauvoisin n’eût été deviné. Il fallait donc changer de route ; on nous conseilla de nous rendre en Piémont par Briançon, et on nous fit espérer que nous pourrions passer la frontière de ce côté avant que l’on eût pu donner des ordres pour nôtre arrestation ; mais on nous parlait aussi des chemins périlleux que nous allions avoir à parcourir, des cols, des défilés où nous dévions nous engager. Plus la route était détournée et solitaire, moins nous avions de chance d’être poursuivis ; mais comment oser suivre cette direction avec une jeune fille délicate, habituée au luxe et au bien-être ? Je ne connaissais pas encore ma chère Ernestine, continua le chevalier en jetant un regard affectueux sur mademoiselle de Blanchefort, qui se cachait le visage avec embarras. C’est elle qui, avec un courage et une énergie dont je ne peux la remercier assez, m’a décidé à prendre un parti que nous croyions seul devoir nous sauver. J’ai congédié mon laquais, après lui avoir donné une forte récompense ; puis, en quelques momens, nous avons vendu notre chaise, nous nous sommes procuré les costumes que nous portons, ainsi que de bons chevaux de selle ; nous avons changé d’auberge afin qu’on perdît nos traces, et, enveloppés de nos manteaux, nous avons pris le plus secrètement possible la route de Briançon. Nous comptions nous arrêter ce soir dans cette ville et franchir demain la frontière, lorsque cet affreux orage est venu nous surprendre et nous a obligés d’accepter l’hospitalité des religieux du Lautaret.

» Voilà, monsieur, toute notre histoire : vous voyez que notre situation était bien assez périlleuse, lorsque l’arrivée du procureur Michelot et des cavaliers de la maréchaussée est venue l’aggraver encore. Je ne sais comment il a pu apprendre que nous avions pris cette route de traverse et nous suivre ainsi à la piste ; je soupçonne cependant que le valet dont je vous ai parlé, et qui pour de l’argent vendrait son âme au diable, aura prévenu Michelot que nous avions changé nos plans. L’incertitude des renseignemens que le procureur a donnés, prouve qu’il n’est pas bien au fait de nos projets ; cependant nous avons de graves sujets de nous défier de lui, car, si sa réputation n’est pas trompeuse, il est l’homme le plus capable de nous découvrir, malgré nos déguisemens ; c’est un miracle qu’il ait été dupe ce soir de votre ruse improvisée, et certainement s’il nous voyait demain, après une nuit de repos, il nous serait impossible d’échapper à son œil pénétrant… Maintenant, monsieur, vous savez qui nous sommes et pourquoi nous fuyons ; c’est à vous de juger si vous voulez nous continuer vos bons offices, ou si nous ne devons compter que sur nous-mêmes pour assurer notre salut.

Ces dernières paroles furent prononcées d’un ton de hauteur qui prouvait la répugnance de l’orgueilleux chevalier à implorer le secours d’un homme de condition inférieure ; mais Martin-Simonne parut pas avoir remarqué ce sentiment blessant pour lui ; il avait écouté avec une grande attention le récit de monsieur de Peyras, et lorsqu’il fut terminé, il resta un moment sans répondre, comme pour réfléchir.

— Jeunes gens, dit-il enfin d’une voix ferme en se levant, vous êtes plus coupables encore que je ne pensais. : en vous voyant tous les deux courir le pays, je vous prenais pour deux fils de famille qui avaient fait quelque escapade, des dettes, des folies, et j’étais assez disposé à vous servir ; mais maintenant qu’il s’agit d’une jeune fille noble et estimée, qui a eu le triste courage d’abandonner son vieux père, de le déshonorer pour suivre un dissipateur et un débauché, je ne puis rien, Je ne dois plus rien tenter pour vous. J’en ai déjà trop fait peut-être.

Ce refus inattendu appela le rouge sur le visage du chevalier de Peyras.

— Monsieur, dit-il avec un accent de colère contenue, je suis disposé à vous pardonner beaucoup en considération du service que vous nous avez rendu ; cependant…

— Oh ! laissez, laissez-le parler ! s’écria, Ernestine ; quelque sévères que soient ses reproches, ils ne peuvent égaler ceux que m’adresse ma conscience. Du moment que j’ai quitté la maison paternelle pour m’attacher à votre sort, j’ai ressenti des remords, mais jamais, avant aujourd’hui, je n’avais aussi bien compris ma faute. Vous aviez égaré mon cœur et ma raison… mais, vous, monsieur, vous que Dieu semble avoir placé sur mon chemin pour me faire entendre la voix de l’honneur et de la religion, ne m’abandonnez pas, ne me repoussez pas… Conseillez-moi, soyez mon protecteur, mon aide, mon appui… !

En même temps elle se cramponnait aux basques de l’habit du montagnard, et elle versait d’abondantes larmes. Le chevalier de Peyras la regarda d’un air mécontent.

— Que signifie ceci, mademoiselle ? dit-il froidement. Est-ce là ce que vous m’aviez promis ? Devais-je m’attendre qu’au plus léger obstacle qui se trouverait devant nous, vous songeriez à m’abandonner pour vous mettre sous la sauvegarde du premier venu ?

— Taisez-vous, jeune homme ! dit Martin-Simon avec force. Si celle que vous avez égarée se repent de sa faute et s’adresse à moi pour l’aider à la réparer, je ne souffrirai pas que personne la gêne dans l’accomplissement de son désir. Vous ne connaissez pas encore Martin-Simon ; vous ne voyez en moi sans doute qu’une espèce de rustre passablement présomptueux et aussi grossier que son ha-