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ROMANS CHOISIS. — ÉLIE BERTHET.

Le chevalier de Peyras et mademoiselle de Blanchefort se regardèrent avec stupéfaction ; mais le prieur, bien qu’il eût parfaitement observé du coin de l’œil ce qui se passait, ne parut nullement surpris et s’inclina comme il avait déjà fait pour le chevalier de Peyras.

— Mais, au nom du ciel ! qui êtes-vous donc, demanda Marcellin, vous qui payez ainsi une nuit d’hospitalité ?

— Ah ! vous avez vu ? dit le montagnard avec beaucoup de calme ; il n’y a rien là que de fort simple. J’avais fait vœu, si une certaine affaire assez chanceuse se terminait heureusement, d’offrir la moitié du produit aux révérends pères du Lautaret ; hier, j’ai terminé cette affaire à Grenoble, et aujourd’hui je m’empresse de soulager ma conscience… Ces sortes de vœux ne sont pas rares dans nos montagnes, où, soit dit en passant, on est plus dévot que dans vos villes.

Puis, comme s’il eût voulu couper court à des questions embarrassantes, il se dirigea vers la porte, et les jeunes gens le suivirent. Les chevaux étaient prêts, et, bien que l’on fût obligé de transporter de fort loin au Lautaret les fourrages et les autres provisions qu’on y consommait, ils semblaient avoir eu une provende abondante dans les écuries de l’hospice. Les voyageurs remercièrent le prieur de son hospitalité, montèrent à cheval, et partirent au grand trot, après que Martin-Simon eût fait au moine de nouvelles recommandations, que celui-ci écouta avec la même déférence et le même respect qu’auparavant.

II

LE MAGISTER


Le jour commençait à poindre dans la vallée du Lautaret, lorsque les voyageurs quittèrent l’hospice. Martin-Simon, monté sur un grand cheval un peu lourd, mais d’allure douce et au pied sûr, était enveloppé d’une épaisse cape de laine, pour se préserver du froid, très vif dans ces hautes régions, malgré la saison. Ernestine et Marcellin furent bientôt forcés de l’imiter et se couvrirent aussi de leurs manteaux, humides encore de la veille. Le chevalier de Peyras éprouvait le besoin de se plier à la circonstance et de se concilier les bonnes grâces de son protecteur inconnu ; il poussa la complaisance jusqu’à porter fraternellement à ses lèvres la gourde d’eau-de-vie que lui offrit le montagnard, et la rendit après avoir avalé quelques gouttes du contenu. Martin-Simon passa légèrement son doigt sur l’orifice du flacon et toucha son chapeau pour saluer mademoiselle de Blanchefort, qui le remercia en souriant. Puis, après avoir bu assez longuement à la bouteille, il donna un coup de talon à sa monture, fit claquer ses doigts d’un air joyeux, et dit à ses compagnons :

— Courage, enfans ! tout ira bien.

Ce ton d’assurance et de sécurité ne manqua pas son effet sur les deux jeunes gens. Il y avait dans leur nouvel ami je ne gais quelle autorité mystérieuse qui leur inspirait la confiance, et ils le connaissaient assez déjà pour être sûrs qu’il n’avait pas fait de promesses sans avoir la possibilité de les réaliser. D’où provenait cette autorité ? C’était là le problème ; mais par cela même que l’origine en était mystérieuse et qu’on ne pouvait lui assigner des limites précises, ils s’en fiaient aveuglément à elle. En voyant Martin-Simon prodiguer l’or avec tant d’insouciance et offrir sa protection si fièrement, le chevalier de Peyras avait eu la pensée, un moment, que son guide était un grand personnage qui, par bizarrerie ou par tout autre motif, voulait garder l’incognito ; mais il abandonna bientôt cette conjecture. Il y avait dans lé montagnard une simplicité de manières, une franchise qui ne pouvaient être affectées, et son langage annonçait une éducation plutôt solide que brillante. Aussi le chevalier, las enfin des suppositions absurdes qu’il faisait au sujet de Martin-Simon, profita-t-il de la première occasion qui se présenta de se rapprocher de lui, et lui adressa des questions détournées afin de pénétrer son secret.

Mais le bonhomme était sur ses gardes. Avant de révéler à son compagnon ce qu’il semblait lui cacher, il voulait l’étudier lui-même et s’assurer s’il était digne de sa confiance. Il parvint donc à éluder toutes les demandes de Peyras, et bientôt, intervertissant les rôles avec adresse, il se mit à questionner à son tour.

Le chevalier n’avait aucune raison de dissimuler vis-à-vis d’un homme qui lui avait déjà rendu de si grands services ; il laissa voir le fond de son caractère, singulier mélange de bonnes qualités et de brillans défauts. Le montagnard l’écoutait avec un vif intérêt, tantôt souriant avec complaisance, tantôt fronçant le sourcil et haussant les épaules, suivant qu’il approuvait ou non ce que disait son jeune compagnon. Quant à Ernestine, elle ne prenait part à la conversation qu’à de rares intervalles, lorsqu’une question précise lui était adressée par l’un ou l’autre des interlocuteurs.

Cependant on avançait péniblement, aux pâles clartés de l’aurore ; la tempête de la veille avait bouleversé la route et éparpillé des roches énormes sur le passage des voyageurs. Dans plusieurs endroits de la vallée, on voyait de longues traînées blanches qui sillonnaient des pâturages verdoyans et des forêts de pins : c’étaient les avalanches qui, la nuit précédente, étaient tombées des glaciers avec un si horrible fracas.

Bientôt le soleil monta sur l’horizon. La lumière illumina l’une après l’autre les crêtes des montagnes, en commençant par les plus hautes ; puis elle s’abaissa vers les cônes herbeux qui formaient les gradins inférieurs, et elle finit par s’étendre sur tout le paysage. L’orage avait donné à l’air une transparence remarquable ; on pouvait embrasser du regard d’immenses pays. Le chemin faisait mille détours dans la vallée, à cause des rocs et des obstacles de tout genre qu’il fallait tourner à chaque pas ; mais la distance en ligne droite n’était pas très considérable, et on pouvait voir encore distinctement les murailles sombres de l’hospice se dessiner sur le fond jaunâtre de la montagne qui le domine. En face des voyageurs s’ouvrait une fissure profonde où le chemin disputait l’espace à un torrent furieux : on eût dit que la montagne s’était fendue du haut en bas pendant un tremblement de terre, pour former cet affreux défilé.

Au moment de s’y engager, Martin-Simon jeta un regard en arrière, du côté du Lautaret, afin de s’assurer s’ils n’étaient pas poursuivis. Son œil perçant n’aperçut rien qui pût éveiller ses craintes ; aussi dit-il gaiement à ses protégés :

— En avant, mes jeunes amis ; si nous pouvons mettre entre nous et Michelot ce col que vous voyez là, et si rien ne nous fait perdre de temps, il ne sera plus nécessaire de songer à ceux qui vous poursuivent, et nous rirons du bon tour que nous leur aurons joué. Une fois sur le territoire du Bout-du-Monde, je sais bien comment je dois vous défendre. Marchons donc, et que cette demoiselle ne s’effraye pas : il n’y a pas de danger.

Cette recommandation n’était pas hors de propos ; à peine avaient-ils fait trente pas, qu’ils se trouvèrent dans une obscurité assez épaisse, relativement à la lumière dont leurs yeux étaient frappés un moment auparavant. Les parois de cet abîme n’étaient séparées que par une distance de cinquante à soixante pieds, et s’élevaient, comme des murailles, à une hauteur prodigieuse. Une étroite bande bleue et une échancrure lumineuse à l’extrémité étaient tout ce qu’on pouvait apercevoir du ciel ; un brouillard humide et glacé enveloppait les voyageurs et assombrissait encore l’atmosphère. Le bruit du torrent, répercuté mille fois par l’écho, couvrait le bruit de la voix et celui du pas des chevaux. Des pitons de rochers et des pics de glaces, suspendus à une prodigieuse élévation, menaçaient