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LA MINE D’OR.

les passans d’une chute terrible. Quelques broussailles d’un vert sombre avaient pu seules enfoncer leurs racines dans les masses de granit en décomposition qui se dressaient à droite et à gauche. Ajoutez que le torrent, grossi par l’orage de la nuit précédente, avait quitté son lit pour envahir une partie du chemin, de sorte que son écume jaillissait par momens jusque sur les sabots des chevaux, et l’on conviendra que l’aspect redoutable de ces lieux était bien capable de frapper de terreur une jeune fille comme Ernestiné de Blanchefort, habituée aux scènes paisibles, aux douces émotions de la vie civilisée.

Aussi la jeune voyageuse sentit-elle bientôt le froid qui régnait dans le défilé pěnétrer jusqu’à son cœur. Elle jeta un coup d’œil inquiet sur Marcelfin, comme pour s’assurer qu’il viendrait à son secours au besoin ; mais le chevalier lui-même éprouvait ce sentiment inexprimable d’admiration qui saisit les gens du monde à la vue des grands tableaux de la nature. Cependant, il remarqua l’émotion de sa compagne, et il s’avança pour la soutenir, en lui adressant quelques mots que le fracas d’une cascade voisine empêcha d’entendre. Heureusement cette faiblesse dura peu : Ernestiné sourit à Marcellin pour le remercier, et la petite caravane continua son chemin.

Martin-Simon n’avait pas remarque cette scène muette entre les deux jeunes gens ; toute son attention était concentrée sur un point noir et mobile, qui se montrait à l’extrémité de la gorge et semblait s’avancer vers eux.

Bientôt ce point noir devint plus distinct à mesure que la distance devenait moins grande, et il prit les proportions d’un homme de haute taille qui marchait lentement, un livre ouvert à la main. Certes, il fallait aimer passionnément l’étude pour s’y livrer dans un parcil endroit. Cependant ce goût si prononcé pour la lecture ne parut pas étonner le montagnard des qu’il eut reconnu le personnage qui venait ainsi au-devant de lui.

— Dieu me pardonne ! s’écria-t-il, c’est Eusèbe Noël, le magister du Bout-du-monde. Pourquoi diable vient-il ici promener son Virgile, au lieu de rester tranquillement au village pour instruire ses bambins ? Peut-être a-t-il quelque chose à me dire de la part de ma fille Margot, car ses savantes promenades du matin ne l’ont jamais entraîné si loin, excepté toutefois le jour où nous l’attendions pour déjeuner, et où l’on vint nous apprendre qu’on l’avait trouvé dans les glaciers du Pelvoux, sans qu’il pût expliquer comment il était arrivé là… C’est un original si distrait, si entiché de son poëte latin, qu’il pourra souvent vous donner occasion de rire à ses dépens… N’en usez pas trop, je vous prie, car ce pauvre Eusèbe est, après tout, un excellent vieillard qui a fait l’éducation de ma fille, et que tout le monde aime au village.

Au moment où finissait cette recommandation, on se trouvait si près du personnage en question que Marcellin et Ernestine purent l’examiner à loisir. C’était un homme de soixante ans, maigre, jaune, dont les gros yeux hébétés étaient chargés de volumineuses lunettes d’acier. Il était vêtu d’un habit et d’une culotte de drap noir, rapés et malpropres. Ses jambes, à cause sans doute de la fraîcheur de la matinée, étaient couvertes de ces guêtres de grosse laine bleue que portent les montagnards. Ses cheveux plats et lisses étaient poudrés économiquement avec de la farine ; trois plumes à écrire, attachées sur son vieux chapeau en guise de panache, annonçaient à tous venans, suivant l’usage encore suivi dans les hautes Alpes, que le brave maître Eusebe Noël pouvait enseigner à fois la lecture, l’écriture et même le latin.

Malgré ce costume hétéroclite, le pauvre instituteur avait un air de naïveté, de bonhomie qui prévenait en sa faveur et désarmait les plaisanteries. Il était tellement absorbé par sa lecture, qu’il se trouvait à trois pas des voyageurs sans les avoir aperçus, et il allait se heurter contre le cheval de Martin, qui marchait le premier, lorsque le montagnard s’écria d’une voix forte :

— Eh bien ! magister, à quoi pensez-vous donc ?

L’éclat retentissant de cette voix fit tressaillir le maître d’école, et l’arrêta court au milieu du chemin. Il laissa tomber son livre, regarda autour de lui de l’air du plus profond étonnement.

Infandum ! s’écria-t-il ; comment suis-je venu ici ? Je croyais… je pensais…

— Vous croyez être encore à vous promener sur la place de l’Église, n’est-ce pas ? dit Martin-Simon, et vous vous trouvez dans le défilé du Lautaret, à deux lieues au moins du village. Je m’étonne que vous ayez pu arriver jusqu’ici sans vous rompre dix fois le cou

— Que voulez-vous, bailli ? dit tranquillement Eusèbe Noël en ramassant son bouquin et en faisant une córne à l’endroit du livre où il s’était arrêté ; je lisáis le quatrième livre de l’Enéide, et certainement c’est le plus beau… Je le demande à ce jeune monsieur, qui n’a pas dû encore oublier les vers admirables du cygne de Mantoue, n’est-ce pas que le quatrième livre est le plus beau de tous ?

C’est à mademoiselle de Blanchefort que le maître d’école, trompé par son air de jeunesse, adressait cette question. Ernestine sourit, mais, avant qu’elle eût pu répondre, Martin-Simon reprit d’un ton brusque :

— Au diable le quatrième livre et tous les autres ! N’est-ce pas une honte que vous relisiez sans cesse des choses que vous savez par cœur ? Mais voyons, continua-t-il d’un ton plus doux en cherchant à fixer l’attention de son interlocuteur, rappelez vos souvenirs, mon bon Noël ; ma fille Marguerite ne vous a-t-elle pas envoyé au-devant de moi pour me porter quelque message, ou bien êtes-vous venu ici par pure distraction, comme à l’ordinaire ? Allons ! cherchez bion : Margot ne vous a-t-elle pas chargé de me dire quelque chose ?

Le bonhomme parut chercher dans sa mémoire une pensée fugitive, que les aventures du pius Enéas en avaient chassée.

— Oui, oui, dit-il avec précipitation, mademoiselle Marguerite m’avait envoyé au-devant de vous jusqu’au rocher de la Quille, mais là j’ai ouvert mon Virgile pour consulter le sort, et…

Il s’interrompit tout à coup, examina soigneusement à travers les verres biconcaves de ses lunettes les deux compagnons de route de Martin-Simon, et il demanda d’un air inquiet :

— Est-ce que vous conduisez ces messieurs chez vous ?

— Eh ! quand cela serait ?

— Ne le faites pas, ne le faites pas, répéta très vite le magister en regardant tour à tour les inconnus et le montagnard ; vous vous en repentiriez tôt ou tard, et il vous arriverait malheur à cause d’eux.

— Et pourquoi cela, fou que vous êtes ? demanda Martin-Simon, qui ne pouvait s’empêcher de rire de l’air important du vieux cuistre.

— Parce que les présages sont funestes ; vous avez beau ne pas croire aux sortes virgilianæ, bailli, il n’est pas moins vrai que l’admirable poëme de l’ami d’Octave a le pouvoir de prédire l’avenir. Or, ce matin, en me mettant en route pour venir au-devant de vous, j’ai ouvert le livre au hasard, comme je le fais chaque jour, et je suis tombé précisément sur ce vers : Quis novus hic nostris successit sedibus hospes ? Hein ! est-ce qu’il n’y a pas de quoi trembler ?

— Je me soucie bien de ce galimatias ! Je ne comprends rien à votre grimoire. Je vous demande…

— Ah ! vous ne comprenez pas. Je suis fâché, bailli, de ne pas vous avoir donné des leçons de latin. On dit que c’est votre père qui a dirigé votre éducation, et, si j’ai bonne mémoire, il n’était pas de première force sur les classiques. Eh bien ! je vais vous apprendre ce que signific ce vers. Cela veut dire mot pour mot : « Quel est ce nouvel hôote qui vient s’asseoir à nos foyers ? », C’est clair, cela, et j’ai vú tout de suite que si, aujourd’hui, vous receviez quelque étranger chez vous, il vous arriverait indubitablement malheur.

Martin-Simon interrompit par un geste d’impatience le