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ROMANS CHOISIS. — ÉLIE BERTHET.

pauvre diable, qui ne comprenait pas qu’on pût se jouer ainsi des sortes virgilianæ.

— Maître Eusèbe, reprit-il, vous êtes aussi superstitieux avec votre latin que les plus sots paysans de Queyras qui croient aux lutins et aux sorciers, et c’est une honte pour un homme aussi savant que vous… Mais il ne fait pas bon causer ici, et j’ai hâte d’arriver chez moi ; dites-moi donc bien vite de quel message ma fille vous a chargé ?

Pressé ainsi, le distrait pédagogue sembla scruter de nouveau sa mémoire et répondit gravement :

— On vous attendait hier au soir au village, mais la tempête qui s’est élevée tout à coup a fait supposer que vous passeriez la nuit au Lautaret et que vous n’arriveriez que ce matin.

— On avait deviné juste. Eh bien ! pourquoi ma fille n’a-t-elle pas attendu mon arrivée ? pourquoi vous envoie-t-elle au-devant de moi ?

— Elle m’a dit… oui, c’est cela… elle m’a dit qu’elle se portait bien et qu’elle avait le plus grand désir de vous voir.

— Est-ce là tout ? demanda Martin-Simonavec étonnement, n’avez-vous rien oublié ? Je soupçonne que Margot ne vous eût point dérangé pour si peu.

Noël regarda en dessous les étrangers.

— C’est tout, dit-il enfin, je suis sûr qu’elle ne m’a pas chargé d’autre chose.

Vainement Martin-Simon insista-t-il pour fixer la mémoire du magister ; il ne put rien obtenir de plus.

— Peste soit du fou ! s’écria-t-il avec dépit, je suis sûr que ma fille lui a donné quelque commission pour moi et qu’il l’a oubliée en lisant son livre sempiternel ; mais probablement il ne s’agit pas d’une chose fort importante, car elle m’eût envoyé un autre messager… Allons, il n’y a rien à tirer de cette tête fêlée ; partons, car aussi bien nous avons perdu un temps précieux !… Monsieur Noël, continua-t-il tout haut, marchez devant nous et tâchez de ne pas oublier que nos chevaux seront sur vos talons.

Quis novus hic nostris successif… grommela le magister.

Cependant, le mouvement des chevaux l’avertit qu’en restant en place il risquait d’être écrasé, et il se mit à faire de grandes enjambées pour précéder la petite caravane, qui se dirigea de nouveau vers l’extrémité du défilé.

Cette conversation avait rendu Martin-Simon rêveur et pensif. Comme le chemin devenait plus large et plus commode à mesure que l’on avançait, le chevalier de Peyras put adresser à son guide quelques questions polies au sujet de sa préoccupation.

— J’aime à croire, monsieur, demanda-t-il, qu’il n’y a rien dans la rencontre de cet homme qui doive vous alarmer pour votre famille et vos amis ?

— Je ne sais ; peut-être n’y a-t-il dans la présence du magister à cette distance du village qu’une distraction fort ordinaire de ce bon Eusèbe Noël ; je pourrais en citer de lui de beaucoup plus fortes ; mais peut-être aussi ma fille, qui connaît son zèle pour nos intérêts, l’a-t-elle chargé de m’apprendre quelque événement survenu pendant mon voyage… Enfin tout ceci va bientôt être éclairci : dans deux heures nous serons chez moi et nous saurons à quoi nous en tenir. Il ne faut pas croire que ce digne homme soit toujours aussi nul, aussi hébété que vous l’avez vu tout à l’heure ; par exemple, il est impossible d’enseigner mieux que lui les connaissances qui sont la base de l’éducation : il a une méthode simple, claire, qui réussit avec les intelligences les plus obtuses. Lorsqu’il arriva au Bout-du-Monde, pauvre, crotté, mourant de faim, il n’y avait personne qui sût lire dans notre vallée, excepté mon père et moi. J’étais alors occupé à former l’établissement que vous verrez bientôt, et il entrait dans mes projets de répandre un peu d’instruction parmi nos montagnards ; j’accueillis donc Eusèbe Noël, qui était tout jeune encore à cette époque et qui allait de village en village instruire les enfans pour un modique salaire. Je lui donnai une petite maison, un ooin de terre, et il se crut le plus heureux des hommes, en se comparant à Tityre, un berger d’autrefois, à ce qu’il paraît. C’est lui qui a appris à lire, à écrire et à compter à tout le village ; mais c’est surtout à l’éducation de ma fille qu’il s’est surpassé ; croiriez-vous que j’ai eu toute la peine du monde à l’empêcher d’enseigner le latin à Margot ? Le brave homme me jurait qu’aujourd’hui on enseignait le latin aux jeunes demoiselles, et qu’à Paris les dames citaient Virgile à tout propos. — Un bruyant éclat de rire du montagnard fit retentir l’écho des rochers à ce plaisant souvenir. Les deux jeunes gens l’imitèrent, quoique avec réserve. Après avoir donné carrière à sa gaieté, Martin-Simon reprit avec plus de calme : — Où en étais-je donc ? ah ! je crois que nous parlions de ce pauvre diable que vous voyez là-bas, trottant sur ses grandes jambes maigres, les bras ballans et sa longue échine courbée en avant, comme s’il allait tomber… Je vous disais que lorsque par hasard il oublie de rabâcher son Virgile, c’est un homme d’intelligence sûre et rapide ; il serait peut-être alors capable de grandes choses, si ces éclairs de raison duraient plus longtemps, et s’il ne retombait bientôt dans son péché d’habitude, la distraction. Cependant je vous avouerai que je soupçonne le magister de se servir quelquefois de son infirmité réelle pour veiller à ses propres affaires avec plus d’attention qu’on ne l’en croirait capable. Ainsi je serais disposé à croire que le manège de tout à l’heure, lorsque je l’ai interrogé en votre présence, n’était qu’une comédie.

— Alors, à quoi bon ce prétendu défaut de mémoire ?

— Peut-être a-t-il à me transmettre quelques nouvelle qui me regarde seul. Quant à ces soi-disant présages, je jurerais que c’est une invention du rusé compère pour me refroidir à votre égard, car vous avez dû déjà-vous apercevoir qu’il ne vous voyait pas d’un bon œil.

— Et quels motifs peut avoir un pareil homme, demanda le chevalier avec hauteur, pour nous être hostile ?

— Quels motifs ? répliqua le montagnard ; ma foi ! je l’ignore ; j’ai remarqué seulement qu’il ne voyait jamais avec plaisir un étranger venir chez nous et recevoir bon accueil de ma fille ou de moi… Observez-le, continua-t-il en désignant Noël, qui, tout en marchant à vingt pas en avant, tournait souvent la tête d’un air animé vers les voyageurs, on dirait que le coquin se doute que nous parlons de lui… Allez, allez, c’est un finaud, et maintenant que nous voici dans la vallée, et qu’il pourra me tirer à l’écart, il va peut-être se raviser.

La petite troupe débouchait en effet dans un large et magnifique bassin aussi bien cultivé que le permettait l’élévation du sol au-dessus du niveau moyen du reste de la France. Il était encadré par de hautes montagnes et parsemé de vastes champs de seigle vert. Sur le flanc de ces montagnes s’étageaient des bois de noyers, de pommiers, de cerisiers, puis au-dessus des bouleaux, des érables, et enfin des sapins qui touchaient à la région des neiges éternelles. Quelques villages au toit de chaume égayaient la campagne. Des troupeaux nombreux couvraient les pâturages ; des montagnards allaient et venaient dans les sentiers. Le fougueux torrent que nos voyageurs avaient côtoyé traversait tout le vallon, mais il était pur et tranquille. Cet aspect inattendu arracha au chevalier et à sa compagne un cri d’admiration. Leur guide s’arrêta complaisamment pour leur permettre d’examiner plus en détail ce site enchanteur.

— Monsieur Martin-Simon, demanda Ernestine avec empressement, est-ce là que vous demeurez ?

— Pas tout à fait, ma chère demoiselle, je suis un vieil ours qui ne descend pas dans la plaine… c’est de ce côté qu’est ma demeure. — En même temps il étendit la main vers de hautes montagnes sèches et désolées qui se dressaient sur la gauche du bassin. Mademoiselle de Blanchefort poussaun soupir ; Martin-Simon parut deviner sa pensée : — Ne vous désolez pas, dit-il gaiement, notre village n’est pas aussi triste, aussi misérable que ceux-ci vous le paraîtraient si vous les examiniez de plus près, et quoique nous ne puissions vous y promettre tout le