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LA MINE D’OR.

luxe, toute l’abondance auxquels vous êtes habituée, vous y trouverez plus d’aisance et de bien-être qu’ici.

Sunt nobis castaneæ mollès et pressi copia lactis, murmura le maître d’école, qui s’était approché des voyageurs.

-Que diable murmurez-vous là, Eusèbe ? demanda Martin-Simon, qui croyait avoir trouvé une expression d’humeur dans les paroles à peu près inintelligibles pour lui du magister ; vous n’oseriez pas, je l’espère, déprécier le pays où vous avez été si bien accueilli et où vous avez été comblé de tant de bienfaits ?

— Un pays, continua Noël les yeux fixes, les traits immobiles, et en proie évidemment à cette distraction étrange dont il ne pouvait se défendre, un pays où il y a des mines d’or !…

Martin-Simon tressaillit. Il se tourna du côté des jeunes gens pour s’assurer s’ils avaient entendu cette parole du magister.

Ernestine et le chevalier étaient à quelques pas occupés à contempler le paysage. Le montagnard jeta sur Noël un regard menaçant et lui dit à voix basse :

— Etes-vous véritablement idiot, et voulez-vous donc appeler chez nous, avec de pareilles absurdités, tout ce que la France recèle de bandits ? Avez-vous oublié, vieux fou, que ces savans qui s’étaient abattus sur notre pays comme une ruée de corbeaux, ont reconnu que nos montagnes ne contenaient pas assez d’or pour faire une seule des petites croix que portent les jeunes filles de la Guisanne ?

Le magister releva vivement la tête.

— J’ai donc parlé ? murmura-t-il, j’ai donc laissé échapper… Bailli, je vous en prie, répétez-moi ce que j’ai dit.

— Vous avez prononcé des paroles imprudentes, répliqua sévèrement Martin-Simon ; mais restons-en là, et, puisque nous sommes seuls, dites-moi bien vite de quel message ma fille vous a chargé pour moi… Je suppose que la mémoire vous est enfin revenue ?

Noël sourit d’un air d’intelligence.

— Je vais vous le dire, fit-il avec volubilité ; il est certain que Raboisson a reparu dans le pays, et il peut venir au Bout-du-Monde d’un moment à l’autre.

Une malédiction s’échappa entre les dents serrées de Martin-Simon.

— Je comprends maintenant pourquoi ma fille vous a envoyé m’avertir de l’apparition de cet homme dans nos montagnes, dit-il précipitamment ; il faut que j’aille bien vite voir s’il a eu l’audace de se présenter chez moi malgré ses promesses… ma pauvre Margot pourrait se trouver dans un mortel embarras ! Vous, magister, vous allez conduire ces jeunes gens au village, mais le plus lentement possible ; je veux avoir le temps d’éloigner ce misérable… Surtout, maître Eusèbe, tâchez de conserver vis-à-vis d’eux autant de présence d’esprit et de lucidité que vous en avez en ce moment. Ils vont certainement vous interroger sur ce qui me regarde ; vous pouvez leur dire ce que tout le monde sait, ce que tout autre habitant du pays pourrait leur dire à votre place ; mais gardez-vous de leur en dire davantage. Prenez garde !

— Et vous, bailli, n’oubliez pas non plus mes avis. Vous persistez donc toujours à recevoir chez vous ces inconnus, malgré le présage funeste du quis novus hic nostris… ?

— Martin-Simon, sans l’écouter, rejoignit Marcellin et Ernestine, qui causaient confidentiellement à quelques pas.

— Mes bons amis, dit-il en cherchant à adoucir l’expression inquiète de son visage, je viens d’apprendre une nouvelle qui m’oblige à vous précéder au Bout-du-Monde ; je pense que maintenant vous ne courez plus aucun danger. Suivez monsieur Noël, qui vous montrera le chemin ; je vais donner des ordres pour que l’on vous reçoive dignement… Adieu, dans deux heures nous nous retrouverons ensemble.

Il porta la main à son chapeau, fit un signe impérieux au magister, et remonta la vallée avec toute la rapidité qu’il pouvait donner à son cheval sur un chemin âpre et raboteux. Dans le premier moment, le chevalier de Peyras et mademoiselle de Blanchefort ne savaient trop s’ils devaient se plaindre ou se féliciter du départ subit de leur protecteur. Cependant Marcellin comprit qu’avec un homme aussi distrait que l’honnête magister, il lui serait facile, avant d’accepter l’hospitalité de Martin-Simon, d’obtenir tous les éclaircissemens qu’il pourrait désirer sur ce personnage mystérieux. Ernestine éprouvait aussi un vif désir de connaître mieux qu’elle ne l’avait fait jusque-là ce généreux étranger à qui elle avait donné sur elle les droits d’un père. Ils prirent donc aisément leur parti d’un incident qui allait leur permettre enfin de satisfaire leur ardente curiosité.

De son côté le magister gardait une contenance embarrassé vis-à-vis de ces deux inconnus, dont l’arrivée au Bout-du-Monde semblait le contrarier singulièrement. Il n’osait les aborder, et marmottait quelques vers latins analogues à sa situation présente. Au même moment, le chevalier, qui sentait l’importance de se concilier l’affection du magister, cherchait aussi dans sa mémoire une bribe de son Virgile pour flatter la manie du pédagogue, et il s’approcha de lui en déclamant avec emphase :

— Allons, mon savant guide, nos coursiers s’impatientent : Quadrupedante putrem sonitu quatit ungula campum.

Certes, si le chevalier voulait exprimer par cette citation le piaffement de ses coursiers, jamais allusion n’avait été plus fausse, car les pauvres bêtes fatiguées étaient aussi immobiles que des termes, lorsqu’on ne les excitait pas du fouet et de l’éperon. En entendant parler la langue de son auteur favori, Eusèbe Noël perdit la tête. Sa figure refrognée se dérida, et, tendant au chevalier sa main osseuse, il dit avec une joie d’enfant :

— Eh mais ! vous êtes donc un lettré, vous ? vous savez votre Virgile ? Dieu soit loué ! Boni quoniam convenimus ambo.

Après cet échange affectueux de latin, les deux hommes devinrent les meilleurs amis du monde. On se remit en marche à petits pas, en causant fraternellement de Virgile et même de Cicéron, gens que le chevalier n’avait jamais beaucoup connus, et avec lesquels il était brouillé depuis longtemps. Cependant il ne perdait pas de vue son but principal, qui était toujours de mettre son guide sur le chapitre de Martin-Simon. Voyant, au bout de quelques instans, que le pédant ne semblait pas disposé à s’expliquer sur ce point sans provocation, il l’interrompit brusquement au milieu d’une tirade sur le bonheur si anciennement vanté des agricolas.

— À propos des agricolas, dit-il, est-ce que monsieur Martin-Simon, ce bonhomme qui était là tout à l’heure, serait véritablement un agricola, un cultivateur, comme il le dit ? Je soupçonne qu’il s’est amusé un peu de notre crédulité ; qu’en pensez-vous, docte Eusèbe ? Notre hôte n’est-il rien de plus qu’un riche paysan ? Mais la question était trop directe et trop précise pour que Noël ne fût pas sur la défensive.

— Il est ce qu’il vous a dit, répondit-il laconiquement.

Marcellin fit un geste d’impatience, et dans son dépit il allait peut-être adresser au magister quelque parole piquante, ce qui aurait tout gâté ; mademoiselle de Blanchefort s’empressa d’intervenir :

— Monsieur Noël, demanda-t-elle de sa voix douce, si vous ne voulez pas nous parler de monsieur Martin-Simon, vous pouvez du moins nous donner quelques renseignemens sur mademoiselle Marguerite, sa fille et votre élève. Son père prétend qu’elle est aussi instruite que sage et bonne ?

C’était là d’ordinaire un sujet sur lequel ne tarissait pas la verve du maître d’école ; mais, dans la circonstance présente, cette question, adressée par une personne qu’il prenait pour un jeune et joli garçon, ne plut nullement à