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ROMANS CHOISIS. — ÉLIE BERTHET.

Noël. Il lui jeta un regard de travers et répondit sèchement :

— Qu’est-ce que cela vous fait ?

— Prenez garde, monsieur le maître d’école… je vous parle d’une jeune fille qui doit être pour quelque temps ma compagne, et mon empressement à la connaître est fort naturel.

— Eusèbe, toujours trompé par le costume masculin d’Ernestine, dressa les oreilles à ce mot de compagne. Son visage devint tout à coup rouge et bouffi ; ses yeux s’écarquillèrent démesurément derrière ses lunettes.

— Sa compagne ! vous ? murmura-t-il d’une voix étranglée.

Pour toute réponse, Ernestine, oubliant que Martin-Simon lui avait recommandé l’incognito, dérangea légèrement son large chapeau, comme pour se donner un peu d’air, et elle laissa voir ses longs cheveux bouclés à la mode des femmes. Le pauvre diable s’arrêta court au milieu du chemin.

— Une femme ! s’écria-t-il ; c’est une femme, et moi qui croyais…

Il éclata de rire, et il rejoignit les deux jeunes gens, qui riaient aussi de sa déconvenue. De ce moment, le magister parut beaucoup plus empressé et plus communicatif qu’auparavant.

— Excusez-moi, madame… ou mademoiselle, dit-il d’un air galant : moins heureux que le pieux Enée, je n’ai pas reconnu une divinité à sa démarche… Non incessu patuit dea… Il est vrai que vous êtes à cheval.

Il se rengorgeait en débitant ce madrigal burlesque, dont Virgile faisait encore les frais ; les félicitations ironiques de Marcellin vinrent augmenter son orgueil.

Bene ! bene ! s’écriait le malin jeune homme, qui, depuis que toute apparence de danger semblait passée, avait repris sa gaieté ; vous êtes de première force en galanterie, mon savant ami ! Et dites-moi, est-ce que vous prodiguez d’aussi belles choses à la fille de notre hôte ?

— Elle ne les comprendrait pas, répondit modestement le magister ; au lieu que cette dame… cette demoiselle…

— Voici mon mari, dit Ernestine en rougissant : Et elle désigna Marcellin.

— Ah ! vous êtes mariés ? s’écria Eusèbe en se frottant les mains ; ch bien ! tant mieux, tant mieux, tout va bien ! L’un de vous ne venait donc pas pour épouser Margot ?

Les deux jeunes gens se regardèrent à la dérobée ; évidemment Eusèbe Noël pensait tout haut sans s’en apercevoir, selon son habitude. Ernestine songea sur-le-champ à tirer parti de cette circonstance.

— Eh mais ! monsieur Eusèbe, demanda-t-elle tranquillement, on croirait, à votre joie de ne pas rencontrer en nous des épouseurs pour mademoiselle Marguerite, que vous avez vous-même des prétentions ?

— Eusèbe fit un bond de trois pieds de haut. Moi épouser Margot ! s’écria-t-il tout cffaré, bon Dieu ! Regardez-moi donc… ai-je dit que j’avais eu la pensée de l’épouser ? En ce cas, je serais beaucoup plus fou qu’on ne le croit généralement, et plus que je ne le crois moi-même… Non, non, ni moi ni personne du village n’a pu avoir la pensée de demander la main de la fille du bailli. Il faudrait qu’on fût bien sûr de celui qui oserait…

— Et pourquoi cela ? Est-ce que mademoiselle Simon n’est pas belle ? Est-ce qu’elle n’est pas riche ?

— Belle ? il n’y a pas, dans toutes nos vallées, de femme dont les traits soient plus réguliers, dont la taille soit plus majestueuse, dont l’esprit soit plus orné. Riche ? N’est-elle pas la seule confidente de son père, et après lui n’aura-t-elle pas à sa disposition… Mais qu’est-ce que je dis donc là ? s’interrompit-il tout à coup en remarquant que les deux francés l’écoutaient avec beaucoup d’attention ; allons, ce n’est pas bien, madame, d’abuser de la faiblesse d’esprit d’un pauvre homme pour lui faire dire ce qu’il devrait garder !

En même temps il se retira un pou à l’écart, d’un air boudeur, et parut disposé à se renfermer dans un mutisme obstiné.

Les voyageurs côtoyaient en ce moment la vallée pittoresque dont nous avons parlé, et leurs regards pouvaient s’étendre à une grande distance. Ernestine observa que, à un quart de lieue environ de l’endroit où ils só trouvaient, la route formait un coude et s’enfonçait brusquement sur la gauche dans les montagnes que Martin-Simon avait désignées, il fallait donc se hâter de faire parler le magister avant que les difficultés de la marche rendissent de nouveau la conversation impossible. Elle pria Marcelin de la laisser faire, et elle se rapprocha peu à peu du bon pédagogue, qui avait peut-être déjà oublié ce qui venait de se passer.

— Monsieur Noël, reprit-elle d’un ton amical, il n’y a, je l’espère, aucun inconvénient à vous demander si la famille de monsicur Martin-Simon est depuis longtemps dans le pays ?

— Aucun, en effet, répondit le magister, se souvenant de la permission qui lui avait été donnée. Allons, puis-qu’il le faut, je vous raconterai ce que l’on dit de cette famille, sans toutefois vouloir rien garantir ou rien affirmer.

— Eh bien parlez, monsieur Noël. Vous saurez donc que monsieur Bernard, le père de monsieur Martin, paraît être venu dans ces montagnes il y a quelque soixante ans… Des bergers qui l’ont vu à cette époque racontent que c’était un petit jeune homme frêle, pâle, portant des habits autrefois magnifiques, mais en lambeaux. Il se montra pour la première fois dans la vallée où se trouve aujourd’hui le village du Bout-du-Monde, et qui était alors la plus sauvage de tout le canton. On ne savait ni d’où il venait ni qui il était ; et personne ne songea à s’en informer. Il habitait à l’endroit où est aujourd’hui l’église, une petite chaumière ; mais on ne se souciait pas d’approcher de sa demeure, car il passait pour sorcier ; on assurait qu’il allait la nuit au sabbat avec les lutins et les farfadets. Quant à moi, j’ai toujours pensé que ce monsieur Bernard avait déjà découvert à cette époque…

Le magister s’arrêta.

— Qu’avait-il découvert ? demanda Ernestine, peut-être avec trop de précipitation.

— Rien, répondit Eusèbe, qui remarqua cetto fois qu’il avait été sur le point de se trahir encore.

Il reprit après un moment de silence :

— Il arriva un beau jour que monsieur Bernard s’ennuya de vivre seul comme un ours dans sa tanière. Il y avait là-bas, au pied de cette montagne ronde que vous voyez devant vous, une honnête famille de bergers qui s’était chargée, moyennant un peu d’argent, de fournir de la nourriture et des vêtemens à monsieur Bernard. Tout alla tant et si bien, que l’Esprit de la Montagne, comme on l’appelait, devint un peu moins farouche et finit par épouser la fille de la maison, une personne simple et honnête, qui a prodigué à son mari, pendant toute șa vie, les soins les plus touchans. De ce mariage est né le maître actuel du Bout-du-Monde, monsieur Martin-Simon, que l’on surnomme le roi du Pelvoux.

— Le roi du Pelvoux ! répéta le chevalier avec étonnement : Martin-Simon serait-il réellement celui que l’on appelle le roi du Polvoux ?

— C’est lui-même. Auriez-vous déjà entendu parler de lui ?

Oui, dit Marcellin en cherchant à rappeler ses souvenirs. J’ai entendu diré que c’était un riche seigneur qui s’était fait une petite royauté dans ces pays inaccessibles.

On lui supposait une fortune immense, et l’on racontait sérieusement qu’il avait commerce avec le démon ; je ne sais même pas si le parlement de Grenoble n’a pas eu à s’occuper d’une affaire de sorcellerie où il se trouvait mêlé.

— Non, non, les choses ne sont pas allées jusque-là ;