Page:Berthet - La Mine d’or, 1868.djvu/17

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
295
LA MINE D’OR.

on s’est borné à rechercher dans notre vallée une prétendue mine d’or qui n’y existe pas, et monsieur Martin-Simon n’a pas été plus inquiété qu’aucun autre habitant du village. Cependant, pour ce qui est de la sorcellerie, je comprends que les esprits vulgaires aient eu de quoi s’exercer. Son père, du moins, l’Esprit de la Montagne, était un être assez singulier, quoiqu’il se soit un peu amendé dans les derniers temps. Du reste, bien que monsieur Martin-Simon soit le bailli et le personnage le plus important de notre vallée, il n’a pourtant jamais pris le titre de seigneur.

— Ne disiez-vous pas tout à l’heure qu’il était maître de tout le pays ?

— Non pas à la rigueur, et cependant sans lui il n’y aurait que des pierres brutes, des sapins et des fondrières à l’endroit où s’élève aujourd’hui le charmant village que vous verrez bientôt. C’est lui qui est parvenu, à force d’argent, de constance et de désintéressement, à faire un séjour délicieux d’un endroit presque inhabitable. On m’a dit que du temps du vieux Bernard il n’yavait encore que deux maisons au Bout-du-Monde, ou plutôt deux pauvres chaumières, l’une occupée par la famille Simon, l’autre par la famille de Jean Renaud, le berger dont Bernard avait épousé la fille. Monsieur Martin-Simon commença par acquérir le sol pierreux qui environnait le hameau, ce qui ne coûta pas grand’chose, car le terrain semblait tout à fait impropre à la culture. Il fit bâtir à ses frais une petite chapelle pour y enterrer son père et sa mère, qui moururent presque en même temps, et, chaque dimanche, un moine du Lautaret vient maintenant y dire la messe. Puis il construisit pour lui et pour ses valets de ferme, car il s’était mis à défricher le sol du vallon, une jolie maison de pierre, couverte en ardoises, de la forme la plus élégante. Cette maison parut si belle, qu’on venait souvent la voir par curiosité de six lieues à la ronde. Alors monsieur Martin-Simon proposa à plusieurs familles de leur bâtir des maisons à peu près semblables, et de leur en accorder la propriété ainsi que celle d’une certaine partie du terrain attenant, moyennant une petite rente annuelle, qui pourrait être rachetée au bout d’un temps fixe. Vous sentez bien qu’il ne manqua pas de bonnes gens pour accepter ces propositions brillantes ; monsieur Martin-Simon choisit ceux qu’il connut les plus honnêtes et les plus laborieux, et il fit construire tout le village actuel du Bout-du-Monde, dont il est le bienfaiteur aussi bien que le fondateur. Il n’est jamais sévère sur le chapitre des arrérages ; souvent même, lorsqu’un pâtre ou un laboureur, chef de maison, ne peut pas payer son annuité, le roi du Pelvoux lui fournit encore de l’argent pour nourrir sa famille pendant l’année suivante. Il a dépensé des sommes énormes à créer le Bout-du-Monde, et cependant il semble encore plus riche que jamais. On dirait qu’il n’a d’autre pensée que de faire le bien ; aussi vous pouvez croire qu’il est adoré de tout le pays.

— Permettez, monsieur Noël, reprit la jeune fille ; il me semble qu’il y a dans vos paroles une grande contradiction ; vous nous avez dit, jo crois, que le père de monsieur Martin-Simon, ce jeune homme farouche qui avait paru tout à coup dans ces montagnes, était une espèce de mendiant déguenillé. Comment se fait-il qu’après la mort de cet homme, qui avait épousé la fille d’un pauvre pâtre, leur héritier se soit trouvé assez fortuné pour exécuter la vaste entreprise dont vous parliez toute l’heure ?

Hoc opus, hic làbor est ; bien peu de personnes peuvent répondre à une pareille question, car le père et le fils ont été peu communicatifs. Ce qu’il y a de sûr, c’est que chaque année monsieur Bernard se rendait secrètement dans quelque ville voisine, et que, depuis sa mort, monsieur Martin-Simon a continué de faire de temps en temps des excursions hors du pays. On suppose que Grenoble est le lieu ordinaire de ces voyages, qui se renouvellent plus souvent qu’autrefois, depuis que le village du Bout-du-Mondea pris une extension considérable : et tenez, aujourd’hui même, le bailli revient de l’unr de ces promenades lointaines dont personne peut-être, excepté sa fille, ne connaît le véritable but.

— Tout cela est bien étrange, monsieur Eusèbe ; mais est-on si enthousiaste des vertus de monsieur Martin-Simon qu’on ne se permette aucune supposition sur ses allures inexplicables ?

Noël prit un air froid et grave.

— On est, comme vous pouvez le penser, répondit-il, très réservé sur tout ce qui touche le bienfaiteur commun ; cependant, à ne vous rien cacher, on S’est demandé bien des fois où pouvaient ainsi aller légère et le fils. Les uns prétendent que feu monsieur Bernard était un homme de haute naissance, qui, par dépit d’amour ou pour tout autre motif, avait cherché la solitude dans nos montagnes en cachant son nom et son rang. Après avoir mené quelque temps dans la vallée du-Bout-du-Monde cette vie sauvage dont je vous ai parlé, il se souvint sans doute qu’il avait de grands-biens dans un pays qui n’est pas très éloigné d’ici, et il se mit à en toucher régulièrement les revenus. Quant au fils, il est probable qu’il a réalisé les biens de son père, et qu’il a employé une partie du produit à bâtir le village où nous allons. Il est toujours certain que jamais l’argent n’est aussi abondant et aussi fluide entre ses mains qu’après un de ces voyages, et vous-même vous avez pu observer aujourd’hui que la valise du bailli paraissait bien pesante… Pour ce qui est des autres fables que l’on débite sur l’origine de sa fortune, continua le magister de l’air de la plus parfaite indifférence, il n’est pas nécessaire d’en parler.

Les deux jeunes gens ne remarquèrent pas l’expression forcée d’insouciance dont leur guide accompagna ces dernières paroles.

Ce récit, dont nous avons omis à dessein les interruptions les moins importantes, et dont nous avons élagué surtout de nombreuses citations de Virgile, avait absorbé toute leur attention, et ils étaient arrivés, presque sans s’en apercevoir, à l’endroit où le chemin s’enfonçait de nouveau dans les montagnes. Au moment de quitter la pittoresque vallée qu’ils avaient côtoyée jusque-là, Marcellin jeta machinalement un regard en arrière. Tout à coup il pâlit et il serra convulsivement la bride de son cheval.

— Nous sommes perdus, murmura-t-il, on nous poursuit !

À quelques centaines de pas du lieu où ils se trouvaient, trois cavaliers s’avançaient vers eux aussi rapidement que le permettaient les difficultés du chemin : c’étaient Michelot et les deux soldats de la maréchaussée, qui avaient mis à profit le temps perdu par les voyageurs.

IV

LE ROI DU PELVOUX.


En acquérant la certitude qu’ils étaient poursuivis, le chevalier de Peyras et mademoiselle de Blanchefort furent très alarmés.

— Holà ! maître d’école, demanda Marcellin à Noël, où conduit ce chemin ?

— Au village du Bout-du-Monde, monsieur.

— Et nulle autre part ?

— Nulle autre part.

— C’est bien à nous qu’ils en veulent, dit le chevalier en regardant Ernestine avec consternation, et, qui plus est, ils nous ont vus.

— Marcellin ! s’écria la jeune fille avec désespoir, ils vont s’emparer de moi et me ramener à mon père… Je ne supporterai jamais une pareille honte… Tuez-moi ! par pitié, tuez-moi !