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LA MINE D’OR.

les deux était plutôt pensive que menaçante, et on pouvait croire qu’il ne s’élèverait plus aucune altercation violente entre eux, si quelque circonstance inattendue ne venait réveiller i’ancienne querelle.

On gravit ainsi les premiers contre-forts des montagnes centrales, et on se trouva de nouveau devant un col ou défilé qui s’enfonçait entre deux rochers couverts de broussailles. Les deux rochers étaient si escarpés et si rapprochés l’un de l’autre qu’ils formaient comme les montans d’une porte gigantesque, ce qui avait donné l’idée de les réunir vers leur base par des troncs d’arbres à peine equarris en forme de traverse. Des pieux énormes, enfoncés dans le sol, achevaient cette clôture grossière, à laquelle étaient pratiqués des battans assez larges pour laisser passer deux chariots de front. C’était l’entrée de la petite vallée du Bout-du-Monde ; et telle était la disposition des lieux, que cette porte, comme celle de la grande chartreuse, pouvait seule donner accès dans une enceinte protégée de tous les autres côtés par des montagnes inaccessibles.

Mais ce fut seulement après avoir franchi ce portique, dont la nature avait presque fait tous les frais, que là beauté et là majesté du spectacle attirèrent l’attention des voyageurs. Bien que le défilé ne fût ni aussi long ni aussi sombre que celui du Lautaret, il y régnait une obscurité qui faisait ressortir davantage le charme prestigieux de la vallée située en perspective. On eût dit d’un de ces brillans tableaux de panoramas, pleins de vigueur et de soleil, vus à travers des masses d’ombre, à l’extrémité d’un couloir disposé exprès pour ajouter à l’illusion. Cette vallée n’avait pas les vastes dimensions de celle qui avait si vivement frappé les voyageurs quelques heures auparavant ; mais elle était plus fraîche, plus verte, plus riante, et d’autant plus admirable qu’elle contrastait avec les pics, les glaciers, les cônes imposans qui l’entouraient de toutes parts. C’était un ravissant parterre anglais au milieu de ces effrayantes masses de granit, un paradis terrestre où tout semblait être parfum, harmonie et bonheur. Des champs d’orge et de seigle, des vergers remplis d’arbres fruitiers, de verts pâturages, tranchaient sur les teintes graves et sur les neiges éblouissantes des montagnes. Au centre s’élevait le village, dont chaque maison blanche et gaie, avec son petit jardin et ses terrasses, semblait être un palais, auprès des chaumières rnisérables qu’habitaient les montagnards des contrées d’alentour. L’église élevait son mince clocher d’ardoise au niveau d’un énorme rocher qui, protégeant les habitations contre la chute des avalanches, dominait les autres constructions. Tout cela était perdu dans dés massifs de feuillage que dorait le soleil ; la vallée entière ressemblait assez à une corbeille de verdure et de fleurs.

Martin-Simon jouit un moment de l’étonnement et de l’enthousiasme de ses hôtes :

— C’est moi qui ai créé ce petit monde que vous voyez, dit-il avec l’accent d’une profonde satisfaction ; c’est moi qui ai rendu productifs ces rocs stériles, qui ai peuplé cette sauvage solitude, qui ai fait un asile sûr pour l’homme dans ce climat inhospitalier… Lé jour où mon père mit le pied dans ce coin abandonné du monde, il n’y trouva pour habitans qu’un pâtre en haillons et des chamois.

Il s’arrêta comme s’il eût craint d’en trop dire ; les deux étrangers le regardèrent avec admiration.

— Il faut que vous ayez été bien riche pour accomplir tant de merveilles ! s’écria le procureur.

— Et bien hardi pour oser les entreprendre ! dit le chevalier de Peyras.

Le roi du Pelvoux hocha la tête d’un air pensif.

— Il a fallu peut-être à la fois richesse, et courage, reprit-il, et peut-être a-t-il fallu autre chose encore… On m’a souvent accusé de sorcellerie, et en vérité je ne sais s’il n’y en a pas un peu dans l’histoire de ce petit pays… Mais passons, messieurs ; vous aurez le temps d’examiner en détail les merveilles de notre vallée. Je compte vous y retenir peudant quelques jours, monsieur de Peyras ; et vous, monsieur le procureur, ce ne sera pas aujourd’hui la dernière fois que vous viendrez la visiter.

Quis novus hic nostris successif sedibus hospes ! murmura une voix mélancolique.

— Martin-Simon tressaillit et jeta un regard inquiet sur le maître d’école, qui était à quelques pas de lui, appuyé contre un rocher. Ces paroles de mauvais augure semblèrent l’affecter péniblement, dans un moment ou il avait sans doute quelque triste pressentiment de l’avenir ; et il doubla le pas en silence.

V

LE REMOULEUR.


Si le village du Bout-du-Monde offrait, vu d’une certaine distance, un aspect qui eût délicieusement ému le poëte et l’artiste, il avait aussi, vu de près, un air de propreté, d’aisance et même de richesse qui n’eût pas moins charmé un homme positif et ami du comfortable, suivant l’expression toute moderne empruntée aux Anglais. Chaque maison, soigneusement blanchie, isolée par des bouquets d’arbres, et dont le toit d’ardoises se cachait dans le feuillage, s’élevait de un ou de deux étages, suivant l’importance de la famille qui l’occupait. Rien n’y rappelait à la pensée, comme nous l’avons dit, cette misère profonde qui ronge aujourd’hui les habitans des Alpes françaises ; tout y dénotait au contraire l’abondarice, le bien-être et la paix. Les habitans, proprement vêtus dans leur simplicité, avaient un air calme et content quoique grave ; il semblait qu’une divinité bienfaisante eût pris sous sa protection cet Éden en miniature conquis sur le désert. Mais ce qui frappait surtout les voyageurs, c’était le profond respect et en même temps la tendre affection que les habitans du village, sans exception, témoignaient à Martin-Simon. Les petits garçons qui jouaient sur le bord du chemin s’interrompaient dans leurs joyeux ébats pour le saluer ; les jeunes filles lui adressaient leur plus belle révérence et leur plus gracieux sourire ; les hommes étaient leur bonnet montagnard d’aussi loin qu’ils apercevaient le bailli, et quelques vieillards, à qui par déférence pour leur âge il serra la main en passant, semblaient plus fiers de cette faveur que de leurs beaux cheveux blancs qui tombaient en boucles argentées sur leurs épaules. On n’avait pas exagéré le pouvoir de Martin-Simon dans le village qu’il avait fondé : c’était un roi, que l’on respectait comme un père, que l’on aimait comme un ami. Tous ces hommages, à en juger par l’empressement qu’on mettait à les rendre, étaient volontaires et résultaient d’une reconnaissance sans cesse avivée par de nouveaux bienfaits. Il y avait des gens qui, des hauteurs avoisinant le village, à une distance d’un quart de lieue, se croyaient obligés d’ôter leur bonnet à la vue de Martin-Simon, comme ceux qui se trouvaient à quelques pas de lui.

De son côté, le roi du Pelvoux regardait d’un œil paternel les braves paysans qui accouraient pour le saluer après une absence de quelques jours. Il avait pour chacun d’eux un sourire, un geste bienveillant, une parole amicale ; il paraissait satisfait d’eux comme ils paraissaient satisfaits de iui, et tous les habitans du village formaient, une grande famille dont il était le patriarche.

Ces observations frappèrent si vivement le chevalier, qu’il oublia un instant sa haine pour Michelot, son voisin, et qu’il lui dit à voix basse :

— Cet homme est vraiment un inagicien ; ce pouvoir est presque surnaturel.

— Vous n’êtes pas à bout de ses prodiges, répondit le