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ROMANS CHOISIS. — ÉLIE BERTHET.

son, qui pouvait le mettre sur la voie de quelque découverte, mais le roi du Pelvoux, bien qu’il parût vivement engagé avec Michelot dans une discussion de droit, remarqua ce mouvement : il saisit précipitamment le gobelet et le porta a ses lèvres. Le chevalier, pris en flagrant délit d’indiscrétion, tourna la tête en rougissant légèrement. Lorsqu’il jugea à propos de continuer son examen, l’objet qui avait attiré son attention avait disparu, et avait été remplacé par un verre de cristal ordinaire, plein jusqu’au bord de vin de l’Ermitage.

Cette circonstance le préoccupa pendant le reste du dîner. Enfin les voyageurs allaient se retirer pour prendre un peu de repos que les fatigues de la veille et de la matinée leur rendaient nécessaire, lorsque le bruit d’une discussion animée qui avait lieu au dehors, et qui bientôt retentit dans la maison même, vint attifer leur attention. Il était facile de distinguer au milieu du bruit la voix criarde du maître d’école, à laquelle répondait une voix rauque, caverneuse, que les hôtes de Martin-Simon n’avaient pas encore entendue. Les deux personnages parlaient d’un ton de plus en plus élevé à mesure que la querelle s’échauffait : les convives firent silence pour écouter.

Maturate fugam ! s’écria Eusèbe Noël, toujours fidèle à son Virgile ; hors d’ici, vaurien, menteur effronté ! Il n’y a rien à faire pour vous dans une maison où vous vous êtes conduit d’une manière si honteuse la dernière fois que vous y êtes venu. Prenez-vous la demeure du roi du Pelvoux pour un cabaret, vieil ivrogne que vous êtes ? Je ne m’étonne plus si ce matin les sortes virgilianæ m’avaient annoncé une visite désagréable pour le bailli. Quis novus hic nostris… ? Et moi qui avais attribué ce mauvais présage à ces pauvres étrangers qui sont ici ! Dî, prohibete minas !

— Ah çà ! que diable me chantez-vous là ? reprit la grosse voix avec un accent auvergnat fortement prononcé ; depuis quand donc êtes-vous chargé, monsieur Noël, d’empêcher les gens de parler au bailli, s’ils en ont la fantaisie ?

— Vous avez dit hier, dans un cabaret du Monestier, que vous comptiez venir faire votre tournée par ici, et le bailli ne veut pas vous voir, j’en suis certain. Allons, tournez-nous les talons et allez vous enivrer ailleurs, vieux sac à vin que vous êtes !

— Sac à vin ! sac à vin ! grommela la grosse voix d’un ton irrité. Prenez garde à vos paroles, monsieur le savant ! Croyez-vous donc que j’aie déjà oublié le jour où vous m’avez fait entrer chez vous pour me griser et me tirer les vers du nez à propos du bailli ?… Mais vous aviez affaire à plus fin que vous ; je ne dis rien, et vous tombâtes ivre mort sous la table, souvenez-vous-en !

La voix du maître d’école baissa tout à coup et murmura quelques mots que l’on ne put entendre.

— Et moi je ne veux pas me taire ! s’écria l’Auvergnat avec rudesse ; mes affaires avec le, bailli et sa fille ne vous regardent pas. Je veux entrer, moi !… Eh bien ! si l’on n’est pas content de me voir, on me le dira à moi-même ; mais on ne l’osera pas. Est-ce que le bonhomme Martin-Simon m’en voudrait pour la petite ribotte que j’ai faite ici la dernière fois que je suis venu ? Je n’ai pas parlé contre lui, et je suis sûr, voyez-vous, qu’il n’aura pas le cœur de chasser son ami Raboisson, le gagne-petit, tout roi du Pelvoux qu’il est !

Dès les premières paroles qu’avait prononcées ce personnage, Martin-Simon avait pâli et s’était levé brusquement. Margot s’était levée aussi, sans toutefois que son sang-froid habituel en fût troublé, et un colloque à voix basse s’était établi entre le père et la fille. Les étrangers se regardaient avec étonnement, ne sachant où allait aboutir cette scène singulière.

Cependant la dispute continuait au dehors.

— Et moi, je vous dis, reprenait Eusèbe Noël en s’échauffant, que vous n’êtes pas digne de paraître dans une honorable compagnie telle que celle qui est là dans la salle à manger… Ne sutor ultra crepidam !

— La salle à manger ! répéta la grosse voix d’un ton railleur, il doit y avoir de ce côté de l’ouvrage pour moi… Allons, laissez-moi faire mon état…

Il sembla que le maître d’école fut repoussé d’une main vigoureuse, et la voix chanta sur le ton si connu des gagne-petits parisiens :

— Voilà le repasseur de couteaux, de ciseaux, le raccommodeur de faïence !

Au même instant, celui qui s’annonçait avec tant d’impudence, vieillard déguenillé, à tournure ignoble, entra dans la salle basse, portant sur son dos voûté la machine à aiguiser qui était l’instrument de sa profession.

À cette vue, tous les convives se levèrent, et mademoiselle de Blanchefort poussa un léger cri d’effroi. Les sourcils noirs de Martin-Simon se crispèrent de fureur, et il saisit convulsivement une bouteille pour la lancer à la tête de l’audacieux intrus : un mot de sa fille le retint a temps :

— Il est ivre, murmura-t-elle.

Le montagnard déposa la bouteille sur la table avec tant de violence qu’elle se brisa.

— Que veux-tu, misérable ? s’écria-t-il ; que viens-tu faire encore ici ? Ne t’ai-je pas défendu de reparaître jamais devant moi ?

Raboisson, puisque tel était le nom du gagne-petit, parut perdre beaucoup de son assurance en reconnaissant dans les convives des personnages plus importans que ceux qu’on voyait d’ordinaire au Bout-du-Monde, et, malgré son ivresse, il éprouva quelque honte de son acte d’insolence. Il resta donc debout au milieu du salon, ne sachant s’il devait reculer ou avancer, et il répondit avec une sorte de regret :

— Pardon ! excusez, la compagnie… je ne savais pas… je voulais seulement demander si vous aviez de l’ouvrage pour moi.

— Il n’y a ici pour toi que…

Un regard de Marguerite arrêta sur les lèvres de son père la menace qui allait s’en échapper. Le bailli se ravisa tout à coup.

— J’oublie que tu n’es pas payé pour savoir vivre, reprit-il ; allons, va à la cuisine, demande un morceau à manger, et surtout tâche de ne plus parler du ton de tout à l’heure, si tu ne veux pas que nous nous brouillions tout à fait.

Il est évident que Martin-Simon, en prononçant ces derniers mots, faisait violence à son indignation. Un seul geste impoli de la part de Raboisson en ce moment aurait infailliblement déterminé une explosion. Mais le vieil Auvergnat parut comprendre le danger, car il se contenta de murmurer un remerciement, et, après avoir fait une gauche salutation, il sortit d’un pas lourd, toujours chargé de la machine à aiguiser qui semblait être à demeure sur ses larges épaules.

— Veillez à ce qu’on ne le laisse pas trop boire, dit Martin-Simon au maître d’école, qui était resté sur le seuil de la porte sans oser avancer, et qu’il vienne me parler dans quelques instans.

Eusèbe fit un signe d’intelligence et suivit le gagne-petit.

Un silence pénible régna dans la salle, dès que Raboisson eut disparu.

— Voici une assez sotte interruption, reprit enfin le roi du Pelvoux en cherchant, mais inutilement, à retrouver la gaieté qu’il avait au commencement du dîner ; ce vieux drôle est parfois d’une familiarité insupportable ! Les ménagères du voisinage le gâtent, parce que personne n’est plus adroit que lui à raccommoder les ustensiles de cuisine, et parce qu’après tout il faut être indulgent pour la vieillesse. Lorsqu’il a bu, il est d’une insolence rare, et il veut en agir chez moi comme il en agit partout… Mais, continua-t-il d’un ton différent, un pareil personnage est indigne d’occuper d’honnêtes gens, et je vous demande