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LA MINE D’OR.

pardon d’une circonstance ridicule que je n’ai pas été maître de prévenir.

Les convives répondirent par quelques mots de politesse, et on se leva de table. Malgré sa tranquillité apparente, Martin-Simon semblait plus occupé de cette visite qu’il ne voulait le faire croire, et son inquiétude n’échappa pas à ses hôtes. Cependant il les conduisit lui-même aux chambres qui leur avaient été préparées et où l’on avait transporté leurs effets. Après s’être assure qu’ils ne manqueraient de rien, il se hâta de redescendre à la salle à manger où était restée Marguerite.

Il trouva sa fille donnant tranquillementses ordres aux domestiques, comme si rien n’eût pu altérer la sérénité de cette âme fortement trempée. D’un signe, il ordonna aux gens de service de sortir, et il se promena un instant dans la salle d’un air sombre et en silence. Son pas était saccadé, ses poings étaient fermés convulsivement. Marguerite le suivait des yeux avec anxiété, attendant respectueusement qu’il lui adressât lé parole. Enfin il se jeta sur un siège, et, laissant tomber sa tête sur sa main, il dit avec accablement :

— Eh bien ! ma pauvre Margot, tu avais raison ce matin d’envoyer au-devant de moi pour m’engager à revenir au plus tôt ; comment aurais-tu pu, seule, tenir tête à cet audacieux vagabond ? Je l’avouerai, j’ai pensé d’abord, eh ne le voyant pas arriver, que cette nouvelle ne serait qu’une fausse alerte ; mais il est venu ! il est venu !

Il répéta ces derniers mots avec un accent de rage. La jeune fille répondit sans rien perdre de sa froide dignité :

— Ne vous laissez point abattre par un événement aussi simple que l’arrivée de cet homme, mon père. Il faut encore cette fois lui donner tout ce qu’il demandera, et le renvoyer au plus vite.

— Oui, mais qui me répondra que cette visite sera la dernière, et que, lorsque j’aurai fait tout ce qui dépendra de moi pour acheter son silence, il ne divulguera pas le secret dont dépend le bonheur de tant de personnes ? J’ai quelques raisons de croire que déjà il a laissé deviner une partie de ce qu’il sait. Le prieur du Lautaret a dû obtenir de lui des renseignements importons, et tu viens d’entendre tout à l’heure que ce sournois de maître d’école avait essayé de le faire parler… Que deviendrai-je si la vérité est connue ? Grâce aux indiscrétions de Raboisson, on a déjà des soupçons dans le village. Sur ma parole, je pense quelquefois que celui de nos gens qui enverrait une balle dans la tête de ce misérable nous rendrait un grand service !

— Chassez de pareilles pensées, mon père ; songez que Raboisson peut bien vous faire trembler, mais qu’il ne peut vous faire rougir. Ayez confiance en Dieu, qui jusqu’ici vous a donne la grâce d’accomplir une grande et belle mission !

— C’est que, si je devais renoncer à la noble tâche que je me suis imposée, Marguerite ! si je devais, comme je l’ai promis au lit de mort de mon père, renoncer à ces richesses dont je suis le dispensateur pour le bien de tous, j’en mourrais. Vois-tù ! Je suis si heureux du bonheur que je cause, je suis si fier de cette royauté paternelle que m’a décerné la reconnaissance d’une population entière ! Et quand je songe que tout cela pourrait être anéanti par une révélation d’un méprisable mendiant, — je sens dés transports de fureur et de vengeance dont j’ai peine à me défendre… As-tu vu comme nos hôtes me regardaient lorsqu’ils ont entendu ses paroles injurieuses ? Tu ne saurais croire combienje souffrais d’une humiliation dont ils étaient les témoins.

— Qu’importent ces étrangers, mon père ? si vous avez un secret à leur cacher, je crains bien qu’ils ne vous en cachent un plus honteux et moins avouable que le vôtre ! Martin-Simon la regarda d’un air d’étonnement.

— Ah ! je devine, dit-il en souriant… tu as remarqué peut-être… Que veux-tu, mon enfant, le monde a des mystères que tu ne peux comprendre ! Ne préjuge rien cependant, et ne fais pas trop mauvais accueil à ces doux jeunes gens… Dans quelques jours tu sauras tout.

Marguerite s’inclina avec déférence ; après une pause, elle demanda :

— Raboisson va venir sans doute ; quel parti comptez-vous prendre ?

— Je ne sais plus à quoi m’arrêter ; il a si souvent faussé sa parole que je ne sais comment faire pour obtenir un serment plus sacré que tous les autres. Aide-moi, ma pauvre Margot ; tu es de bon conseil ; cherche un moyen… Pour moi, j’éprouve tant de colère et d’inquiétude que je ne trouve rien.

— Eh bien ! mon père, parlez-lui avec fermeté, mais laissez-moi lui adresser des propositions qui, je l’espère, seront plus efficaces que les précédentes ; le voici qui vient.

En effet, un pas lent et lourd se fit entendre dans l’allée.

— Agis comme tu voudras, murmura Martin-Simon ; je me fie à toi.

Au même instant, Raboisson entra dans la salle, et, après avoir salué familièrement le montagnard et sa fille, il s’assit sans y être invité.

Cet homme, qui semblait avoir en sa puissance la destinée du roi du Pelvoux, n’était rien de plus, rien de moins que ce qu’il paraissait être, c’est-à-dire un pauvre gagne-petit qui courait la campagne pour vivre. Il avait une haute taille, et, malgré ses soixante ans, il eût été vert encore, si ses habitudes d’ivrognerie n’eussent développé en lui un commencement de caducité. Son dos était courbé bien plus par l’habitude de porter constamment l’instrument de sa profession que par le poids des années, sa main large et calleuse paraissait conserver une vigueur qui n’était pas à dédaigner. Du reste, ni sa figure couperosée, ni sa bouche aux grosses lèvres pendantes, ni ses yeux ternes et hébétés au fond de leur cavité ridée, n’indiquaient la moindre intelligence. Jamais une pensée un peu élevée où généreuse n’avait dû naître sous son crâne chauve et étroit, que recouvrait un bonnet de laine crasseux. Il portait une veste de serge grise, des culottes et des guêtres de peau, le tout malpropre et tombant en lambeaux. Raboisson, avec cette mine et cet équipage, eût certainement effrayé le voyageur qui l’eût rencontré seul à seul dans quelque chemin écarté.

Ses manières hardies réveillèrent toute la colère de Martin-Simon. Celui-ci, malgré son parti pris de transiger avec le vagabond, renversa d’un revers de main le bonnet que Raboisson gardait sur sa tête, et lui dit avec un accent contenu :

— Où as-tu appris, vieux coquin, que l’on parle à ma fille sans se découvrir ?

Le rémouleur ne parut pas s’offenser beaucoup de cette leçon de politesse, mais il se baissa pour ramasser sa coiffure, la remit gravement sur sa tête et dit de sa grosse voix :

— Excusez… c’est que je suis enrhumé.

Martin-Simon bondit sur sa chaise, mais sa fille l’arrêta d’un geste plein de noblesse.

— Laissez, mon père, dit-elle avec douceur, il est si vieux !

— Puis elle se plaça devant le vagabond, et fixant sur lui son œil noir et sévère, elle lui dit d’un ton imposant :

— Vous aviez promis de ne plus venir troubler notre repos, monsieur Raboisson, et cependant vous voici encore une fois dans cette maison où vous avez laissé de si déplorables souvenirs, lors de votre dernière visite. Vous êtes d’autant plus coupable que vous aviez juré par la bonne Vierge d’Embrun, et que vous vous trouvez avoir fait un faux serment.

— J’en demande bien pardon à la bonrié Vierge d’Embrun, répondit l’Auvergnat, mais ne faut-il pas que je gagne ma, vie ? Croyez-vous que c’est avec quelques cinq ou six cents livres que votre père m’a données en différentes fois que je puis m’acheter un lopin de terre au pays et vivre les bras croisés comme un seigneur ? D’ail-