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ROMANS CHOISIS. — ÉLIE BERTHET.

encore m’appeler longtemps monsieur le baron ? Du diable si depuis que j’existe on m’a donné ce titre une seule fois, et dans ce pays on rirait bien fort si l’on savait que le roi du Pelvoux s’est métamorphosé en baron. Je n’ai jamais signé d’un autre nom que de celui de Martin-Simon, comme mon père signait de celui de Bernard, et personne, excepté ma fille Margot, ne connaît notre vrai nom de Peyras. D’ailleurs, pour vous ôter la tentation de me donner désormais cette qualification qui ne convient ni à ma position, ni à mon costume, ni à mes manières, apprenez que je m’en suis démis en votre faveur. Votre père, par un sentiment que j’approuve, n’a pas voulu prendre ce titre, ignorant si son frère aîné existait encore ; mais moi j’ai bien le droit de vous transmettre cette partie de mon héritage qui m’est le moins nécessaire. C’est donc vous, mon cousin, que je salue comme le véritable baron de Peyras ; il y a dans le contrat une clause qui régularise tout cela.

Marcellin ne répondit pas d’abord. Ces révélations, si nombreuses, si subites, si inattendues le prenaient à l’improviste ; il lui fallait du temps pour grouper dans sa pensée les faits qui se présentaient à lui en désordre, et pour ainsi dire en bloc. L’usage du monde lui rendait la dissimulation facile ; aussi eut-il l’art de mettre sur le compte d’une émotion que tant de bienfaits rendaient naturelle une hésitation qui résultait peut-être du désir de tirer le meilleur parti possible des événemens.

— Mon généreux parent, dit-il enfin avec un accent pénétré, vos bontés pour moi sont si grandes, que je succombe sous le poids de ma reconnaissance. En vérité je crois rêver, et sûrement j’apprécierai mieux mon bonheur dès que j’aurai le loisir de mieux le comprendre.

Le bailli ouvrit de grands yeux, ne sachant où devait aboutir ce langage entortillé.

— Oui, continua Marcellin en portant la main à son front, il me semble que, pour sentir dignement les joies qui m’arrivent, j’aurais besoin de les sentir l’une après l’autre. Tout se mêle dans mon cerveau. S’il était possible de remettre à quelques jours la cérémonie annoncée pour demain…

— Que signifie ceci, monsieur ? demanda le roi du Pelvoux au comble de l’étonnement ; c’est vous maintenant qui proposez de retarder l’événement que vous appeliez naguères de tous vos vœux ?

— Il me repousse, il ne m’aime plus ! s’écria Ernestine avec désespoir.

— Je ne dis pas cela t reprit le jeune gentilhomme d’un air d’embarras ; mais vous-même, mademoiselle, ne souhaiteriez-vous pas de mettre un peu moins de précipitation dans un acte si solennel ? Vous aurez, j’imagine, quelques préparatifs à faire, quelques arrangemens à prendre…

— Que diable chantez-vous là ? interrompit Martin-Simon avec sa rondeur joviale ; il n’est besoin ni de préparatifs, ni d’arrangemens ; la chose s’accomplira très simplement, avec Michelot et le maître d’école pour témoins ; moi et ma fille nous représenterons les grands parens. Il n’y aura ni noces, ni banquet, ni fracas. Je vous dit que tout peut-être bâclé demain à pareille heure… et puis je l’ai décidé ainsi, et vous savez, jeune homme, que je n’aime pas à être contrarié ; d’autant moins, ajouta-t-il en lui lançant un regard sévère, que, mademoiselle de Blanchefort et moi, nous pourrions être fondés à mal interpréter votre peu d’empressement.

— À Dieu ne plaise, mon cher parent ! dit Marcellin en cherchant à effacer le fâcheux effet qu’avait produit son hésitation ; le jour ou cette union s’accomplira sera le plus beau jour de ma vie ! Seulement il y a dans nos relations tant de choses que je ne puis encore m’expliquer…

— N’est-ce que cela ? Écoutez-moi bien… Lorsque vous m’avez raconté votre histoire à l’hospice de Lautaret, j’ai dû vous promettre mon appui, car les liens secrets de notre parenté m’en faisaient en quelque sorte un devoir. Plus tard, quand maître Michelot voulait vous arrêter, je le pris à part ; je lui dis que j’avais des projets sur vous et que je répondais de l’assentiment de monsieur de Blanchefort. Mon nom, ma réputation de richesse, la bienveillance que je paraissait éprouver pour vous deux, le décidèrent à retarder l’exécution de son mandat, qui, du reste, n’était pas parfaitement en règle, je ne parle pas de certains autres argumens personnels dont j’ai souvent reconnu l’efficacité… J’amenai le procureur au village ; avant son départ, je lui appris toute la vérité, et je le chargeai de faire au père de mademoiselle les propositions dont vous voyez le résultat. Tout a réussi, et je me félicite d’avoir choisi maître Michelot pour agent dans cette difficile négociation. Soit à Lyon soit à Grenoble, il a montré une activité merveilleuse, car il a terminé en trois ou quatre jours ce qui eût occupé un autre négociateur pendant un mois. Aussi, mon cher Marcellin, je vous le répète, vous êtes ingrat envers ce pauvre procureur.

Sans doute Marcellin avait encore beaucoup à questionner son protecteur obstiné, et peut-être allait-il lui demander franchement quelques éclaircissemens sur l’origine de sa fortune, sujet que le montagnard évitait avec soin, lorsque la porte s’ouvrit et Marguerite entra. Elle était toujours d’une pâleur livide, bien que pas un muscle de son visage ne trahît plus les sentimens secrets qui lui déchiraient le cœur ; on eût dit d’un visage de marbre. Seulement ses yeux noirs avaient un éclat fiévreux sous ses paupières à demi baissées, et sa démarche était plus grave encore qu’à l’ordinaire. À sa vue, Martin-Simon se leva et courut vers elle avec gaieté.

— Tu viens trop tard, ma pauvre Margot, s’écria-t-il, pour assister à une scène attendrissante. Tout à l’heure nous pleurions comme des Madeleines, excepté maître Michelot que voilà là-bas et qui a la fibre lacrymale passablement dure. Mais comme il est procureur, ce n’est pas de sa profession de larmoyer… Tu devines, que j’ai tout dit à ces chers enfans, et que maintenant les mystères sont expliqués… Du reste, ils ne se doutaient de rien, et tu m’as religieusement gardé le secret que tu savais depuis ce matin.

— En est-il ainsi, mon père ! demanda Marguerite d’une voix altérée ; avez-vous entièrement assuré leur bonheur, et puis-je appeler votre attention sur des devoirs moins agréables à remplir ?

— Oh ! comme te voilà sérieuse ! reprit Martin-Simon, qui alors seulement remarqua l’air solennel de sa fille ; mais avant de me dire les grosses nouvelles que tu m’apportes sans doute, tu devrais au moins féliciter ton cousin de Peyras et sa jolie future de leur union prochaine, que diable !

Marguerite ne fit pas un mouvement pour déférer à cette invitation. Les yeux baissés vers la terre, elle répondit lentement, en laissant tomber les paroles une à une :

— Qu’ils m’excusent tous les deux ! Je ne saurais forcer ma bouche en ce moment à exprimer des vœux de bonheur ; Dieu ne les exaucerait pas !

— Ah çà ! que signifie cette tristesse ! demanda le bailli ; à qui en as-tu, Margot, et qu’est-il donc arrivé ? Sa fille l’entraîna dans un angle de la salle, et lui dit quelques mots à voix basse.

— Raboisson trouvé mort au fond d’un précipice ! s’écria le roi de Pelvoux au comble de l’étonnement, je te dis, Marguerite, que la chose est impossible.

Ce nom de Raboisson fit tressaillir le procureur, qui était à l’autre bout de la salle. Il se leva brusquement et s’approcha des interlocuteurs.

— J’ai vu le corps, répondit Marguerite ; le chevalier et mademoiselle de Blanchefort ont pu le voir comme moi.

— Ne s’agit-il pas, demanda Michelot, de ce gagne-petit qui s’introduisit ici d’une façon si insolente le jour de notre arrivée au Bout-du-Monde ? Est-ce lui que l’on vient de retrouver mort.

Martin-Simon répondit par un signe affirmatif.