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LA MINE D’OR.

— Ignoriez-vous cet événement, mon père ? demanda Marguerite en dardant sur lui ses yeux enflammés.

— Et d’où diable veux-tu que j’aie appris la nouvelle ? Je n’ai pas vu Raboisson depuis le matin où il nous quitta pour se rendre à Briançon, et je le croyais arrivé depuis longtemps dans cette ville, quand j’apprends qu’il s’est laissé tomber dans le précipice de la Grave. Ma foi ! tout bien considéré, je ne trouve pas, Marguerite, qu’il y ait tant à se désoler ; ce n’est qu’un vaurien de moins.

— Est-on sûr, demanda Michelot en affectant l’indifférence, que cette mort ne soit pas le résultat d’un crime ? Ne connaissait-on pas quelque ennemi à ce malheureux ?

— Des ennemis… à lui ? allons donc ! répliqua Martin-Simon avec impatience. Non, non, il ne peut y avoir dans cet événement qu’un simple accident… Raboisson aimait immodérément la bouteille, et la bouteille lui aura été fatale une fois, surtout si, comme je le suppose, cet accident est arrivé le jour même où Raboisson est parti d’ici.

— Pourquoi cela, je vous prie ?

— Pourquoi ? parce que je lui avais donné quelque argent à son départ, et qu’il fit remplir d’eau-de-vie sa gourde, en passant devant une maison du village où l’on vend des liqueurs fortes contre ma volonté ; sans doute le vieux coquin était ivre lorsqu’il a péri.

— Le croyez-vous ? reprit le procureur ; je pourrais faire des révélations particulières dans le procès-verbal que vous êtes appelé à dresser, comme bailli de ce village, sur l’événement dont il s’agit.

— Vous ? s’écrièrent à la fois le père et la fille.

— Moi-même ; souvenez-vous que je partis pour Grenoble peu d’instans avant que cet homme quittât de son côté votre maison, et il me rejoignit à une demie-lieue d’ici, dans un endroit sauvage, non loin du précipice où l’on a retrouvé son corps… J’échangeai quelques mots avec lui, et je puis affirmer par serment qu’il n’était nullement ivre. Sans doute ce fut peu de momens après mon passage qu’arriva l’accident, quoique je n’aie rien entendu.

Un profond silence suivit ces paroles. Le bailli paraissait réfléchir à la circonstance que venait de rapporter Michelot.

— Bah ! dit-il enfin, votre entrevue avec ce pauvre diable ne donne aucun jour nouveau à l’affaire. Que Raboisson fût ivre ou non, il a bien pu chanceler sur le bord du rocher, ou être entraîné par le poids de sa machine à aiguiser… Mais on consignera votre déposition dans le procès-verbal, et l’autorité supérieure fera une enquête si elle le juge convenable. Ce qui m’embarrasse, continua le roi du Pelvoux en se grattant l’oreille, c’est le procès-verbal lui-même…

— Comment cela ? demanda Michelot.

— Voilà la première fois que je vais dresser un acte de ce genre, et, je vous l’avouerai, je ne parviendrai jamais à rédiger seul un rapport digne de passer sous les yeux de messieurs du parlement de Grenoble.

Le procureur sourit.

— Je n’aime pas à me mêler de semblables affaires, dit-il ; si cependant ma faible expérience et mon habitude des formes de la procédure pouvaient vous être utiles…

— J’accepte de tout mon cœur, répondit Martin-Simon avec empressement, et vous me rendrez un véritable service en voulant bien m’assister dans cette besogne. Le maître d’école, Eusèbe Noël, nous servira de greffier ; son écriture est fort belle, et, pourvu qu’il n’ait pas de distractions, il ne manquera rien à notre procès-verbal.

— Oui, oui ; il n’y manquera rien, je vous l’assure, répliqua Michelot.

En recevant cette assurance, dans laquelle le procureur mettait certainement de l’ironie, le bailli parut déchargé d’une grande inquiétude.

— Eh bien ! dit-il avec vivacité, finissons-en au plus tôt avec cette vilaine corvée… Il ne faut pas attrister ces enfans par de pareilles images… Allons bien vite où l’on nous attend. Ma chère Margot, fais prier Noël de se rendre chez Robert… Vous, mes amis, continua-t-il en s’adressant aux jeunes gens, songez que ce soir nous signons le contrat.

— Mon bon parent, murmura le chevalier à son oreille au moment où il allait sortir, l’événement qui vient d’arriver est de nature à vous occuper exclusivement pendant quelques jours… Si donc vous vouliez attendre que votre esprit fût plus tranquille…

— Je n’attendrai pas un jour, pas une heure, pas une minute, dit Martin-Simon d’un ton péremptoire ; tout sera fini demain ou tout sera rompu, et, dans ce dernier cas, monsieur le chevalier, vous perdrez avec mon amitié et mon estime beaucoup plus que vous ne pensez.

En même temps il fit signe à Michelot, et ils sortirent tous les deux.

Peyras resta comme étourdi du ton menaçant qu’avait pris le bailli en prononçant ces paroles. Ernestine se rapprocha de lui, espérant peut-être un mot bienveillant, un signe affectueux.

— Marcellin, dit-elle avec mélancolie, n’est-ce pas un triste présage pour nous que la découverte de ce cadavre en ce moment ?

— Je ne crois pas aux présages ! répondit-il froidement sans la regarder.

Et il sortit aussitôt.

— Il ne m’aime plus ! dit la pauvre Ernestine avec désespoir.

Marguerite lui prit la main et, la serrant avec force, elle murmura d’un ton farouche :

— Je suis plus malheureuse que vous… moi qui n’ai pas mérité mon malheur !


IX

LA CONFESSION.


Le contrat fut signé le soir même, en présence du tabellion d’une bourgade voisine dont Martin-Simon avait déjà éprouvé la discrétion, et la cérémonie religieuse demeura fixée au lendemain matin, malgré la répugnance à peine dissimulée du chevalier de Peyras. Il fut convenu encore qu’aussitôt après la célébration du mariage, Michelot partirait pour Lyon, afin d’apprendre à monsieur de Blanchefort le résultat heureux de ses négociations ; quant aux jeunes gens, ils devaient, à la prière du roi du Pelvoux, séjourner au Bout-du-Monde jusqu’à ce que la nouvelle propriété, dont l’acquisition se poursuivait à Grenoble, fût préparée pour les recevoir.

Il fallait une volonté inflexible comme la sienne pour que Martin-Simon exécutât ses plans malgré l’opposition secrète de ceux même que ces plans intéressaient le plus. Mais, après avoir terminé, avec le secours de Michelot et du maître d’école, le procès-verbal du décès de Raboisson, il n’avait paru songer à cette affaire que pour s’enorgueillir de ce qu’il appelait un chef d’œuvre de procédure, et il avait retrouvé toute sa présence d’esprit.

Il remarqua bien plus d’une fois, dans le cours de la soirée, la morne et silencieuse consternation de sa fille, le mauvais vouloir et l’impatience de l’impétueux chevalier, la douleur profonde d’Ernestine, l’air pensif, sinistre et parfois railleur de Michelot ; mais ces observations, qui étaient de nature à lui donner à penser, ne purent décider l’opiniâtre Martin-Simon à changer quoique ce fût à ses desseins : seulement il adressa séparément à chacun des assistans quelques mots qui empêchèrent une explosion possible, une rupture peut-être.

Ainsi, voyant Marcellin hésiter au moment d’apposer sa signature au bas du contrat, il lui dit à l’oreille :