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ROMANS CHOISIS. — ÉLIE BERTHET.

— Cinq cent mille livres et mademoiselle de Blanchefort, ou le déshonneur sans elle ! Choisissez.

Et le chevalier signa.

Une fois, Ernestine fut sur le point d’éclater à un mot plein d’amertume et de dureté que venait de lui adresser Marcellin ; les larmes de la jeune fille se séchèrent tout à coup dans ses yeux, et une étincelle électrique pétilla sous ses paupières. Martin se glissa près d’elle :

— Folle ! murmura-t-il, allez-vous donc lui fournir un prétexte ? Que vous et lui le veuillez ou ne le veuillez pas, ne faut-il pas que vous soyez mariés ?

Et la pauvre Ernestine baissa la tête, pour cacher ses larmes qui recommençaient à couler.

Quant à Marguerite, il profita d’un moment où l’on ne l’observait pas pour lui dire affectueusement :

— Pourquoi cet air sombre, ma fille ? et à quoi penses-tu donc ? ce qui est arrivé à Raboisson ne doit pas t’attrister ; c’est une punition de Dieu. La Providence s’est chargée elle-même d’assurer notre tranquillité, bien mieux que nos plus sages combinaisons.

Enfin l’heure du sommeil arriva, et la gêne qui régnait dans l’assemblée rendait nécessaire à tous le repos ou du moins la solitude. On prit congé les uns des autres avec une apparence de satisfaction mutuelle que l’on était loin d’éprouver. Comme Marcellin déposait un froid baiser sur le front de sa fiancée, Margot dit quelques mots tout bas au maître d’école, qui avait servi de témoin au contrat, et qui, pendant la soirée, s’était montré mal à l’aise et distrait. Eusèbe s’inclina sans répondre, et l’on se sépara.

Ainsi qu’on peut le croire, tout le monde ne dormit pas d’un bon sommeil cette nuit-là dans la maison du roi du Pelvoux ; mais aucun de ceux qu’elle renfermait ne fut en proie à une agitation aussi vive que le chevalier de Peyras. Il s’était d’abord jeté sur son lit, dans une petite chambre du premier étage, mais bientôt la fièvre dont il était dévoré le chassa de sa couche. Les événemens de la journée se reproduisaient à sa pensée ; il songeait avec colère à la nécessité où il s’était trouvé de se soumettre aux volontés de son impérieux bienfaiteur. Il n’avait pas osé résister ouvertement ; mais maintenant qu’il était seul avec lui-même, il cherchait à dominer les circonstances, qui jusque-là l’avaient entraîné malgré lui. Ernestine avait déjà tant perdu dans son affection qu’il ne voyait plus en elle qu’un obstacle à ses projets.

Le chevalier de Peyras en effet n’en était plus, comme nous l’avons dit, à ressentir les douces et délicates émotions d’un premier amour. Il y avait bien en lui un fonds de générosité ; mais, resté de bonne heure maître absolu d’une fortune très suffisante pour un gentilhomme de province, il avait précocement abusé de la vie. Galant, spirituel, assez peu soucieux de son patrimoine, il n’avait pas manqué dans sa ville natale de ces amours légères et faciles qui étiolent l’âme et finissent par la tuer. Il était donc déjà vieux par le cœur lorsque la vue d’Ernestine de Blanchefort avait produit sur lui une impression nouvelle.

Une jeune fille belle, modeste, prisonnière dans une antique maison où veillait sur elle l’œil jaloux d’un père avare, devait plaire à un libertin étourdi qui n’avait jamais trouvé d’obstacles sérieux à ses passions. Il aima donc Ernestine autant qu’il pouvait encore aimer, c’est-à-dire d’un amour hardi, opiniâtre, et dans lequel l’orgueil avait la plus grande part. Tant qu’il avait lutté contre des volontés énergiques, tant qu’il avait disputé Ernestine à son père, tant qu’il avait eu à la défendre contre Michelot et ses agens, cet amour s’était soutenu par l’effet même des difficultés qu’il rencontrait ; mais maintenant que les difficultés cessaient tout à coup, maintenant que l’obstacle n’existait plus et qu’il allait épouser cette femme tant désirée, il ne ressentait plus qu’indifférence pour elle, et son imagination ardente l’emportait vers un autre objet.

Ainsi, pendant cette longue nuit d’insomnie, Marcellin se disait qu’avec la fortune dont il allait jouir il eût pu trouver un parti plus brillant que la fille d’un magistrat de province. Il calculait qu’un mariage plus avantageux lui eût fourni le moyen de vivre à Versailles ou à Paris, ces Eldorados de la noblesse d’alors ; de se faire présentera la cour, et de parvenir aux honneurs tout comme un autre.

Mais le plus souvent sa pensée se reportait sur l’inconcevable munificence de son hôte, de cet homme à la fois si simple et si mystérieux, qui avait donné une somme énorme comme s’il n’eût pas connu la valeur de l’argent et les jouissances qu’il procure. Puis réfléchissant à l’origine probable, certaine à ses yeux, de cette immense fortune, Peyras se prenait par momens à accuser Martin-Simon d’avarice à son égard ; il lui semblait que ce gentilhomme dégénéré, qui avait à sa disposition une mine d’or, aurait dû favoriser davantage un jeune parent qu’il semblait aimer et qui avait à lui pardonner la bassesse de ses alliances. L’idée de cette mine surtout enflammait son sang. Il avait des accès d’hallucination pendant lesquelles il se voyait puisant à pleines mains dans le trésor du roi du Pelvoux, et prodiguant l’or en fêtes, en constructions splendides, en vêtemens somptueux. Sa tête s’égarait à ces éblouissantes images, et il murmurait des paroles sans suite où se peignait le désordre de ses idées.

La nuit touchait à sa fin, et Marcellin n’avait pu jouir encore d’un seul instant de sommeil. Comptant peut-être que l’air frais des montagnes calmerait l’effervescence de son esprit, il ouvrit la fenêtre, et s’accoudant sur le balcon de bois, il contempla le vaste et silencieux paysage qui s’étendait devant lui.

Une légère teinte rosée annonçait seule l’approche du jour du côté de l’orient ; la vallée était encore plongée dans l’obscurité, bien que les cimes neigeuses des plus hautes montagnes fussent déjà éclairées par le premier reflet de l’aurore. Quelques étoiles scintillaient sur l’azur pâlissant du ciel comme des étincelles qui allaient bientôt s’éteindre. Des vapeurs blanches restaient immobiles au sommet des pitons effroyables qui dominaient les habitations, tandis que d’autres enveloppaient mollement d’un voile diaphane les bas-fonds de la plaine. Aucun bruit ne troublait le calme solennel de la nature ; la brise froide, irrégulière, toute chargée des senteurs des sapins et des mélèzes, était trop faible pour exciter même un frémissement dans les arbres dont le village était parsemé.

Le chevalier examinait chaque partie de ce magnifique panorama comme s’il eût voulu ne rien perdre de ses beautés. Cependant cette scène grandiose n’avait éveillé aucun sentiment d’admiration chez l’ambitieux Peyras, et cet air balsamique qui circulait autour de son front brûlant n’en avait pas apaisé les ardeurs. La même pensée l’occupait toujours : dans tout cet espace, il ne cherchait que la mine d’or de Martin-Simon ; son regard s’arrêtait sur chaque ondulation de terrain que le crépuscule lui permettait de reconnaître, comme s’il eût voulu à cette distance en sonder les profondeurs ; et dans son délire, il murmurait :

— Ce doit être là !

Cette contemplation durait déjà depuis quelque temps et pouvait se prolonger jusqu’à ce que le jour vînt chasser les maladives illusions de la nuit, lorsqu’un bruit assez léger se fit entendre dans la maison même. Au même instant la porte extérieure s’ouvrit avec précaution, et le chevalier, en se penchant au balcon, vit quelqu’un s’éloigner lentement.

Frappé de l’étrangeté de cette circonstance, il essaya de reconnaître la personne qui traversait en ce moment la petite place du village. C’était une femme, mais un mantelet brun qui couvrait ses épaules, sa tête et ses bras, empêchait de voir son visage. Cependant Marcellin crut distinguer la haute taille et la démarche majestueuse de sa cousine Marguerite.

Où pouvait aller à pareille heure une jeune fille dont on vantait la sagesse et dont la vertu était poussée jusqu’au rigorisme ? Peyras, avec sa légèreté de débauché,