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LA MINE D’OR.

soupçonna tout d’abord l’austère Marguerite d’hypocrisie, et pensa qu’elle allait rejoindre quelque Lucas de village ; mais ce soupçon dura peu, et son esprit, frappé d’une idée dominante, lui suggéra une autre supposition. Il avait entendu dire que Martin-Simon et sa fille se rendaient souvent de nuit à la mine, et qu’ils en rapportaient une certaine quantité de minerai dont on faisait ensuite des lingots dans un caveau de la maison. Il s’imagina donc que s’il pouvait suivre Marguerite de loin, sans être aperçu, il apprendrait peut-être enfin ce secret qu’il eût payé de dix années d’existence.

Cette supposition prit rapidement la consistance d’une certitude, et exalta jusqu’au délire ses facultés déjà si fortement tendues. Il mesura du regard l’élévation de la fenêtre ; cette élévation était telle que, de sang-froid, il eût reculé devant le danger d’une semblable voie. Descendre l’escalier et gagner la porte à tâtons eût pu faire du bruit, et d’ailleurs il eût éprouvé de grandes difficultés à se diriger sans lumière dans une maison dont les êtres ne lui étaient pas familiers. Marguerite, ou du moins la personne qu’il prenait pour elle, avait déjà traversé la petite place et allait disparaître à l’autre extrémité. Or, comment la suivre dans l’obscurité, s’il la perdait un instant de vue ? Il était robuste, agile ; il se souvenait dans ses escapades amoureuses d’avoir fait des sauts plus dangereux, aussi n’hésita-t-il pas ; il se suspendit par les mains au balcon, et se laissa choir sur le sol, sans autre inconvénient qu’une violente secousse. Puis il se mit à courir après la fugitive, sans songer qu’il s’exposait au brouillard froid des montagnes, en simple habit du matin.

Bien lui prit que Marguerite, car c’était elle, fût de son côté entièrement absorbée dans ses réflexions. Malgré la légèreté du chevalier, on aurait pu l’entendre quand il s’était élancé de la fenêtre, ou quand il courait sur le rocher qui formait le sol de la place ; mais on ne retourna pas la tête et on continua de suivre lentement ce que nous pourrions appeler la principale rue du village, si ce mot n’était pas trop ambitieux pour désigner un large chemin bordé de maisons à longs intervalles.

Marcellin régla son pas sur celui de la promeneuse, en prenant soin de se tenir dans l’ombre projetée par les bâtimens et les arbres qui bordaient la voie publique. Ces précautions eurent tout le succès possible ; il suivit de très près Marguerite sans qu’elle se doutât de sa présence, et, le cœur palpitant de joie, il se crut sur le point d’atteindre le but de ses désirs.

Cette espérance s’évanouit bientôt : la jeune fille, au lieu de prendre un sentier qui devait la conduire dans les parties solitaires de la vallée, s’arrêta devant une petite maison isolée qui s’élevait au bout du village, et frappa, en appelant d’une voix étouffée. Une minute se passa ; enfin la porte s’ouvrit et un reflet lumineux en jaillit comme un éclair pendant que l’on entrait.

Le désappointement du chevalier de Peyras fut complet en découvrant où aboutissait cette course matinale. Il s’était arrêté brusquementet allait revenir sur ses pas. Un sentiment de jalousie le retint, car ses premières conjectures se présentèrent de nouveau à son esprit. Bien que l’admiration qu’il ressentait pour Marguerite ne fût pas précisément de l’amour, il eut comme un mouvement de dépit à la pensée qu’un autre pût être aimé de sa cousine. Il s’avança donc en silence vers la porte, que, par distraction sans’doute, on avait laissée entr’ouverte.

Marguerite, debout devant une cheminée où brûlait un énorme sapin, était drapée dans son mantelet, dont le capuchon rejeté en arrière laissait voir ses longs cheveux noirs épars sur ses épaules. Son visage avait encore cette pâleur mate, seul signe extérieur du trouble de son âme. Sa contenance était pensive, et la flamme du foyer, en jetant sur elle une lueur mobile, lui donnait quelque chose de fantastique et de surnaturel.

Deux autres personnes, qui se tenaient dans un angle obscur de la pièce, s’entretenaient avec elle. Comme l’observateur ne pouvait d’abord ni les voir ni les entendre, il jeta un rapide coup d’œil dans la maison, pour chercher à deviner la condition du propriétaire. La scène se passait dans une petite salle assez mesquinement meublée ; au centre se trouvait une table chargée de papiers et de livres ouverts ; tout à l’entour étaient disposés des bancs de bois pareils à ceux que l’on voit dans les écoles.

Cette circonstance expliquait tout : Marguerite était chez Eusèbe Noël. Bientôt même, comme pour ne laisser aucun doute à cet égard, le vieil enthousiaste de Virgile se montra lui-même, enveloppé dans une antique houppelande, sa perruque à l’envers ; il parlait d’un air effaré à la jeune fille qui ne lui répondait pas. Elle écoutait au contraire avec déférence l’autre interlocuteur, dont la voix onctueuse et pénétrante faisait contraste avec la voix aigre de Noël. Un jet lumineux éclaira enfin ce nouveau personnage et permit de reconnaître le prieur du Lautaret. Marcellin se souvint alors que Martin-Simon avait mandé la veille l’hospitalier pour la célébration du mariage, et qu’on l’avait logé chez Eusèbe Noël, parce qu’il ne restait aucune chambre libre dans la maison. Il rougit de ses soupçons envers sa parente, mais, impatient de connaître la nature du motif qui avait conduit Marguerite chez son vieux précepteur, il se blottit derrière la porte et se mit à écouter.

En ce moment, Marguerite disait au prieur du Lautaret :

— Je savais que vous étiez ici, mon révérend père, et je vous ai fait prier par Eusèbe de vouloir bien m’attendre ce matin, car j’ai grand besoin des conseils de votre expérience et des consolations de votro charité.

— Il suffit, ma fille, répondit le vieux moine ; je suis prêt à vous entendre. Mais est-ce comme homme d’expérience ou comme prêtre du Christ que vous m’appelez à vous ?

Marguerite ne répondait pas. Le prieur se tourna vers le maître d’école.

— Excusez-moi, monsieur Noël, lui dit-il, si je vous prie de remonter à votre chambre… Je vais remplir auprès de cette jeune fille les devoirs de mon saint ministère.

Mais Noël parut avoir quelques raisons secrètes de ne pas se rendre à cette invitation. S’adressant à Marguerite il lui dit d’un ton affectueux :

— Ma maison, comme tout ce qui m’appartient, est à la disposition de mademoiselleSimon ; mais excusera-t-elle un ami de sa famille qui la voit affligée et qui voudrait aussi tenter quelque chose pour la consoler ?… Parlez, mon enfant, croyez-vous que les conseils du pauvre vieux Noël vous seraient inutiles dans l’affaire qui vous occupe ? Tout sage et expérimenté que soit monsieur le prieur, pourquoi ne me consulteriez-vous pas en même temps que lui ? Plus d’une fois déjà vous avez eu recours à mes faibles lumières, et vous ne vous en êtes jamais repentie.

Le moine à son tour parut piqué de l’insistance du maître d’école.

— Mon digne hôte, dit-il, n’avez-vous pas compris que mademoiselle Marguerite avait à me faire des révélations qui ne devaient pas être entendues par des oreilles profanes ?

Odi profanum vulgus et arceo, grommela le magister en appelant à son secours sa distraction factice et ses citations latines.

Marguerite reprit après une courte pause ;

— Eh bien ! soit ! restez tous les deux ; j’ai aussi certaines questions à vous adresser, monsieur Noël.

Celui-ci s’empressa d’offrir des sièges, et jeta un regard de triomphe sur le prieur, évidemment contrarié de la détermination subite de Marguerite. On fit cercle autour de la cheminée, comme pour une causerie intime, La jeune fille, toujours enveloppée dans sa mante, se plaça entre les deux vieillards, qui attendaient qu’elle prît la parole. Elle resta pourtant silencieuse, les Yeux fixés sur les braises du foyer.