Page:Berthet - La Mine d’or, 1868.djvu/38

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
316
ROMANS CHOISIS. — ÉLIE BERTHET.

— Eh bien ! Marguerite, qu’avez-vous à nous dire ? demanda enfin le maître d’école.

— Vous savez que Raboisson est mort ? répliqua-t-elle d’une voix étouffée et tout d’une haleine, sans lever les yeux.

Le magister pâlit.

— Je le sais, je le sais, répondit-il. Ne m’a-t-on pas obligé de servir de scribe, hier, en présence du cadavre, lorsqu’on a dressé le procès-verbal de décès ? Cet horrible tableau me poursuit encore ! Je crois toujours voir ce malheureux tel qu’il était lorsque…

Il s’arrêta et porta sa main devant ses yeux, comme pour échapper à quelque sinistre apparition.

— C’est à propos de cet écrit que je désire avoir des éclaircissemens, reprit Marguerite ; je voudrais savoir s’il a été reconnu que Raboisson fût mort par accident ou… d’une autre manière.

Les deux vieillards échangèrent un signe rapide.

— Qui peut le dire ? fit Noël avec effort.

— Ainsi donc personne n’a exprimé le soupçon que la mort de ce malheureux fût le résultat… d’un crime ? Répondez, répondez, s’écria Marguerite, avec véhémence, cette pensée n’est-elle venue à personne ?

Eusèbe était en proie à une émotion profonde.

— Je dois avouer, dit-il enfin, que cet homme de loi… le procureur Michelot…

— Je m’en doutais, reprit Marguerite comme à elle-même ; cet homme doit flairer le crime comme le vautour de nos montagnes flaire sa proie du haut des airs. Ainsi donc on a déjà des soupçons !… Eh bien ! Noël, dans cet acte que vous avez copié, on exprime ces soupçons, n’est-ce pas ? on appelle les investigations de la justice sur cet événement ?

— Oui… non… en vérité j’étais si troublé que je n’ai pu remarquer…

Marguerite frappa du pied avec violence.

— Parlez ! s’écria-t-elle avec autorité, je veux m’éclairer, J’attends, j’exige la vérité tout entière ! Quoique vous cherchiez parfois à en imposer par des singularités apparentes, afin qu’on ne se défie pas de vous, je n’ignore pas que vous êtes plein de prudence et de sagacité ; répondez-moi donc franchement, au nom de ce que vous avez de plus cher ! Croyez-vous que la mort de Raboisson soit l’effet d’un meurtre, d’un assassinat ?

Elle prononça ces paroles avec une énergie sauvage.

— De grâce, Margucrite, répondit le maître d’école, le front ruisselant de sueur, ne m’interrogez pas, ne me forcez pas à vous dire…

— Il n’ose pas parler ! il craint de me déchirer le cœur en m’avouant les soupçons horribles qu’il a conçus comme moi !… Eh bien ! et vous mon révérend père ? continua Marguerite, en s’adressant au prieur ; vous connaissez aussi toutes les circonstances de cet événement, vous ne me cacherez pas l’impression que vous en avez ressentie ; vous êtes ministre du Seigneur, et vous ne pouvez prononcer des paroles mensongères… n’est-ce pas que Raboisson a péri par la main d’un criminel ?

Le vieil hospitalier attacha sur elle un regard pénétrant.

— Et quand cela serait, ma fille ? demanda-t-il ; quel intérêt pouvez-vous avoir…

— C’est donc vrai ? interrompit Marguerite avec un accent déchirant ; ils le croient tous les deux !… Et moi qui pensais avoir été seule jusqu’ici à pénétrer ce mystère de honte et de crime ! Ils ont deviné le coupable, ils l’ont accusé et jugé dans leur cœur, quoiqu’ils n’aient pas cru avoir le droit d’appeler mon père « assassin » en ma présence !

En même temps elle se renversa sur son siége et donna les marques du plus effrayant désespoir.

Les deux vieillards étaient pétrifiés : Peyras lui-même se sentit ému en voyant l’état affreux de sa jeune parente

— Qu’a-t-elle dit ? demanda le maître d’école, l’ai-je bien entendu ? est-il possible que Marguerite…

— La malheureuse enfant accuse son père ! répliqua le prieur.

Ceite parole sembla ranimer Marguerite.

— Qui accuse mon père ? s’écria-t-elle dans une sorte de fureur ; qui ose dire que Martin-Simon, le roi du Pelvoux, le bienfaiteur de toute la contrée, a pu se rendre coupable d’un pareil crime envers ce misérable vagabond ? Qui a souillé sa bouche d’un pareil blasphème ? Ce n’est pas moi, c’est vous… vous qu’il a comblés de ses bienfaits !… Vous étiez pauvre et sans asile, Eusèbe Noël, lorsqu’il vous accueillit ici, lorsqu’il vous donna cette maison où nous sommes, lorsqu’il vous reçut à sa table, lorsqu’il vous procura sécurité, repos, bonheur !… Et vous, révérend prieur, vous avez oublié les dons pieux faits par lui à votre hospice, ses réceptions cordiales lorsque, vous et vos frères, vous veniez lui rendre visite ; vous avez oublié la protection généreuse qu’il n’a cessé de vous accorder… C’est pourtant vous deux, ses meilleurs amis, qui l’avez accusé les premiers ! C’est vous qui avez pensé les premiers à le maudire !… Allez, vous êtes des ingrats ! — Il n’y avait rien de raisonnable à opposer à cette explosion d’une douleur longtemps contenue. Eusèbe et le prieur attendaient qu’elle se calmât par sa violence même. Un brusque revirement s’opéra bientôt dans les pensées de Marguerite. — Grâce ! pardonnez-moi, mes amis, reprit-elle en fondant en larmes ; je vous accuse à tort ; vous ne deviez pas, vous ne pouviez pas le soupçonner comme moi ; vous n’aviez pas entendu ce que j’ai entendu, vous ne saviez pas ce que je savais ! Oui, oui, nous nous sommes tous trompés, ne me croyez pas, ne croyez pas à vous-même ! Allons !… allons, mon révérend père, dites-moi que j’ai perdu la raison, que je suis injuste, criminelle, d’avoir conçu cette idée monstrueuse ! C’était pour entendre vos reproches à ce sujet, pour que vous m’accabliez de votre colère et de votre indignation que je voulais vous voir ce matin… J’ai eu l’audace d’accuser un moment d’un crime abominable celui à qui je dois la vie. C’est un grand péché, cela, n’est-ce pas ? Allons, tonnez, emportez-vous !… Mon vieux maître, dites-moi que je suis une insensée… mon révérend père, dites-moi donc que je suis une impie !

Elle s’arrêta épuisée ; ses auditeurs suivaient avec angoisse les différentes phases de cet affreux délire que la froide Marguerite éprouvait pour la première fois de sa vie. À la lueur vacillante du foyer, Peyras la voyait s’agiter, livide, égarée, folle entre les deux vieillards, dont l’un levait les yeux vers le ciel, tandis que l’autre se tordait les mains avec désespoir.

— Revenez à vous, Marguerite, ma chère élève, mon enfant bien-aimée ! disait Noël ; votre imagination vous trompe… votre père n’est pas, ne peut être coupable du crime que vous lui imputez !

— Il est innocent, ma fille ! disait le prieur avec un accent de conviction profonde.

— Innocent ! le croyez-vous ? demanda Marguerite. Écoutez ; je veux tout vous apprendre, afin que vous soyez juges ; puis vous me répéterez encore que je suis imprudente, absurde, cruelle, et que j’ai calomnié le meilleur des pères. Vous saurez donc que Martin-Simon a un secret de la plus haute importance. Un homme parvint à pénétrer ce secret, du moins en partie ; cet homme était Raboisson. J’ai vu mon père, si noble, si fier, pâlir et trembler en présence de ce mendiant en haïllons ! Je l’ai vu supporter en frémissant de colère les familiarités hardies, les insolentes provocations de ce vagabond méprisable. Enfin il a perdu patience ; il a proféré devant moi des menaces de mort contre cet ivrogne imbécile qui sans cesse troublait son repos, empoisonnait son bonheur… Eh bien ! mon révérend père, eh bien ! mon bon Noël, le lendemain du jour où ces menaces ont été entendues, Baboisson a péri dans le gouffre de la Grave !