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LA MINE D’OR.

voyageurs que l’orage obligerait à se réfugier à l’hospice, et heureusement le hasard le servit à souhait.

Au milieu du fracas de la tempête, on entendit tout à coup des chevaux s’arrêter sous le porche de pierre qui précédait la porte ; quelques instans après, deux voyageurs, enveloppés de manteaux qui ruisselaient de pluie, entrèrent dans le parloir, introduits par un religieux.

Dès que les nouveaux venus se trouvèrent dans la sphère lumineuse que formait la flamme du foyer, le montagnard jeta sur eux un regard rapide et investigateur. C’étaient deux jeunes gens dont le costume simple et ambigu, ne révélant aucun rang ni aucune profession, pouvait convenir aussi bien à des bourgeois qu’à des gentilshommes en voyage. L’un, de grande taille, au teint brun, aux yeux noirs et pleins de feu, semblait beaucoup plus âgé que son compagnon, et lui servait de mentor. C’était un beau garçon, dans toute la portée du mot, et ses allures résolues, sa démarche ferme, annonçaient un homme qui ne s’intimidait pas facilement. Quand il entr’ouvrit son manteau, il laissa voir qu’il était revêtu d’un habit vert de coupe mondaine, d’une veste en étoffe de soie, d’une culotte de drap dont l’extrémité disparaissait dans des bottes de cavalier munies d’éperons d’acier. Ses cheveux n’étaient point poudrés, bien qu’à la légère teinte blanchâtre qu’ils avaient conservée, il fut facile de voir qu’il avait renoncé depuis peu à l’usage aristocratique de la poudre. Enfin, deux pistolets passés sans affectation à une ceinture de cuir et recouverts presque entièrement par les basques de l’habit, complétaient cet équipage qui, on le voit, pouvait exercer la sagacité de l’observateur.

Mais ce qui frappa le plus le montagnard dans cet examen rapide, furent l’attention et les soins affectueux que le personnage dont nous venons de parler donnait à son compagnon. Celui-ci était de petite taille, et si mince, si frêle, qu’on eût dit d’un enfant à peine échappé du giron paternel ; son costume était à peu près le même que celui du premier, moins les armes. Tout ce que le curieux put apercevoir de son visage caché par son chapeau rond et le collet de son manteau, était fin, délicat et d’une pâleur mortelle. Du reste, le pauvre enfant, épuisé sans doute par une longue route et transi par l’orage, semblait avoir à peine la force de se soutenir ; il marchait en chancelant, appuyé sur le bras de son compagnon, qu’il serrait dans une étreinte convulsive.

Le religieux, avant de les laisser s’approcher du feu, les conduisit en face du grand crucifix de bois qui ornait une des murailles, et leur fit signe qu’ils devaient saluer cette image révérée du Sauveur des hommes. Lui-même s’agenouilla dévotement et sembla remercier Dieu par une oraison mentale de lui avoir fait la grâce d’être utile à ses semblables dans cette affreuse nuit. Le plus âgé des deux jeunes gens s’inclina assez légèrement devant le christ, plutôt pour ne pas désobliger son hôte que par un sentiment de piété ; mais l’autre resta immobile pendant quelques secondes, regarda fixement la croix, puis, tombant à genoux à côté de l’hospitalier, il éclata en larmes et en sanglots, et murmura d’une voix étouffée :

— Dieu ne le voulait pas ! c’est Dieu qui nous punît !

Son ami le releva vivement par le bras, lui dit quelques mots à voix basse d’un air suppliant, puis l’entraîna doucement vers la cheminée, en continuant de lui adresser des consolations que personne ne pouvait entendre. Le petit jeune homme refoula avec peine la douleur qui venait d’éclater d’une manière si subite, et, poussant de profonds soupirs, se laissa conduire près du feu, où ils prirent place tous les deux à côté du voyageur inconnu.

Cette scène s’était passée en moins de temps qu’il n’en a fallu pour la lire. Les deux jeunes gens, revenus de l’émotion qu’elle leur avait causée, jetèrent enfin autour d’eux un regard inquiet, et, les, yeux du plus âgé rencontrèrent ceux du montagnard, fixés sur lui. Cet examen, bien naturel cependant, sembla n’être pas de son goût ; il fronça légèrement le sourcil ; puis, se tournant vers l’hospitalier, il lui dit d’un ton de politesse exquise :

— Mon révérend père, vous voyez combien mon jeune frère est accablé par la fatigue. Serait-ce abuser de votre bonté que de vous prier de faire préparer sur-le-champ chambre que vous lui destinez ! J’irais moi-même prendre un peu de nourriture avec lui, si toutefois les règles de cette maison ne s’opposent pas à ma demande.

Le moine s’inclina en signe d’assentiment, et sortit aussitôt pour satisfaire ce désir, laissant les voyageurs seuls dans le parloir.

Il y eut un moment de silence pendant lequel les nouveaux venus semblaient reprendre haleine. Assis de l’autre côté de la cheminée, le montagnard ne les perdait pas de vue. Enfin, ne pouvant plus résister à sa curiosité, il dit d’un ton affectueux au plus âgé de ces jeunes gens :

— Votre frère était bien faible, monsieur, pour s’engager ainsi dans les défilés du Pelvoux, et il ne me paraît guère habitué à voyager.

Celui dont il était question ne fit pas un mouvement et n’ouvrit pas la bouche pour répondre ; mais l’aîné, se tournant brusquement, toisa le montagnard, comme s’il eût été irrité de sa familiarité. Cependant, le sentiment de sa position sembla réprimer ce mouvement de colère ; il répondit d’un ton sec qui signifiait que toute conversation lui serait désagréable pour le moment :

— En effet, monsieur, il voyage aujourd’hui pour la première fois.

Ce laconisme n’admettait pas de réplique ; mais le montagnard ne se laissait pas réduire au silence pour si peu.

— Eh bien ! sauf votre respect, reprit-il tranquillement de l’air d’un homme qui veut parler a tout prix, malgré les rebuffades qu’il peut attirer sur lui, il faut que vous ayez eu de bien fortes raisons pour entreprendre un pareil voyage avec ce joli petit garçon qui paraît si délicat. Vous avez dû courir plus d’un danger dans le passage du Casset, et c’est un miracle que vous en soyez échappés par ce temps abominable.

— Oui, oui, dit le jeune homme avec chaleur, oubliant peut-être à qui il pariait, c’est vraiment un miracle ! Je n’avais pas cru jusqu’ici, qu’on pût avoir à craindre à la fois la neige, la pluie, le tonnerre et le vent, comme dans cette infernale gorge, qui conduit ici. Mon pauvre frère a été jeté à bas de son cheval, et, sans ce digne religieux qui est accouru à notre secours, je ne sais ce qu’il serait advenu de nous, car j’avoue franchement que, dans cet épouvantable chaos, j’avais tout à fait perdu la tête. Mais il est mieux maintenant, continua-t-il en se tournant avec affection vers son compagnon ; n’est-ce pas, Ernest, que tu es mieux ?

Ernest balbutia quelques mots que le montagnard, ne put comprendre ; il remarqua seulement que la voix d’Ernest était douce et perlée comme celle d’un enfant de chœur. Sans s’arrêter à cette observation, le bonhomme reprit avec cordialité :

— Oh ! ce ne sera rien ; une nuit de sommeil, et demain il n’y paraîtra plus. Ma foi ! ces bonnes gens de religieux rendent de grands services dans le pays, et, sans leur secours, il y en a plus d’un entre la Grave et Briançon qui ne mangerait plus de pain aujourd’hui. Aussi je ne passe jamais devant le Lautaret sans m’y arrêter, et ces honnêtes moines ne sont pas fâchés de mes visites. Le père trésorier, rien qu’à voir ce tronc qui est là (et il désignait le coffret aux aumônes), devinerait quand Martin-Simon a couché à l’hospice.

— En même temps, Martin-Simon, puisque tel était le nom du montagnard, sourit d’un air de complaisance que ses compagnons ne remarquèrent pas, tant ils étaient préoccupés de leurs propres affaires. Le brave homme, qui eût mieux aimé parler tout seul que de ne pas parler du tout, continua sans s’offenser de l’inattention de ses auditeurs :

— Ah çà ! mes camarades, vous me semblez complètement étrangers à nos montagnes. Y aurait-il de l’indiscré-