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ROMANS CHOISIS. — ÉLIE BERTHET.

tion à vous demander de quel côté vous comptez vous diriger demain ?

— Que vous importe ! répliqua le frère aîné avec impa patience.

— Ah ! voici : l’orage de cette nuit a bouleversé les routes, et il serait possible que deux jeunes gens de la ville, tels que vous, fussent un peu embarrassés demain pour se rendre à Briançon. Aussi, comme je vais de ce côté, nous pourrions voyager ensemble, et peut-être ne seriez-vous pas fâchés de vous trouver en compagnie de quelqu’un qui connaît ces montagnes.

Cette proposition parut frapper vivement le frère d’Ernest ; cependant un sentiment de défiance vint se mêler à la joie qu’elle lui inspirait peut-être.

— Je vous remercie de vos bonnes intentions, l’ami, reprit-il ; et je commence à croire qu’un guide expérimenté ne nous serait pas inutile dans un pays diabolique où l’hiver et l’été, le chaud et le froid font bacchanal ensemble… On me l’avait bien dit à Grenoble, mais je ne pouvais pas le croire ; sans cela, au risque de… au risque de tout, j’aurais pris un autre chemin, à cause de ce pauvre enfant que voici. Mais, dites-moi, mon cher, est-ce l’usage, dans ce pays, d’offrir ainsi ses services à des gens qu’on ne connaît pas ?

— C’est l’usage, monsieur, dit Martin-Simon avec rudesse ; et quand deux jeunes étourdis s’engagent ainsi dans notre pays impraticable, c’est notre devoir, à nous autre montagnards, de leur porter secours, de les avertir du danger qu’ils ignorent ; vous pouvez cependant déjà voir à quoi vous vous êtes exposés.

— Il est vrai, dit le jeune homme d’un air pensif, que nous avons été imprudens de prendre cette route plutôt que toute autre pour nous rendre en Piémont ; mais nous n’avons pas été maîtres du choix.

Le montagnard releva la tête.

— Vous allez en Piémont ? demanda-t-il.

— Oui, et si vous pouvez nous y conduire par des chemins détournés, peu fréquentés, vous comprenez… il y aura pour vous une bonne récompense.

Ce fut le tour de Martin-Simon de montrer de la défiance.

— Vous voulez quitter la France, mes jeunes amis ? demanda-t-il avec sévérité ; vous voulez passer à l’étranger secrètement et sans accomplir à la frontières les formalités d’usage ?… Il m’est impossible de vous aider dans un pareil projet, mais je le pourrais que je n’y consentirais pas sans savoir quels motifs vous obligent à prendre de telles précautions ; je craindrais trop, malgré votre air comme il faut, d’avoir affaire à des…

Il se mordit les lèvres ; le jeune homme [fit un geste de colère.

— Pour qui nous prend ce rustre ? s’écria-t-il’avec impétuosité. Avons-nous donc l’air de voleurs de grands chemins ?

Son frère le retint par le bras.

— De grâce, Marcellin, ne vous emportez pas, dit-il de sa voix douce avec l’accent de la prière ; et vous, monsieur, continua-t-il en tournant vers le montagnard ses grands yeux bleus pleins de larmes, n’ayez pas trop mauvaise opinion de nous parce que nous sommes réduits à nous cacher et à fuir comme des malfaiteurs. Nous sommes plus dignes de pitié que de haine, et, croyez-moi, monsieur, un honnête homme n’aura jamais à se repentir de nous avoir rendu service.

Cette manière de supplier parut faire impression su Martin-Simon ; il allait sans doute répondre selon le vœu des jeunes gens, lorsque l’hospitalier qui était allé préparer la cellule d’Ernest entra dans le parloir. Marcellin porta vivement un doigt à ses lèvres pour ordonner le silence au montagnard.

— J’espère, mon brave homme, que nous nous reverrons demain matin au moment du départ, dit-il à voix haute en se levant ; nous serons charmés de voyager en votre compagnie jusqu’à Briançon.

— À votre service, messieurs, répliqua Marlin-Simon avec un sourire d’intelligence.

Les jeunes gens se levaient, et ils allaient suivre le moine qui devait les conduire à leurs cellules respectives, lorsqu’un bruit de voix et un piétinement de chevaux se firent entendre de nouveau sous le porche extérieur, malgré le fracas de la tempête. Les deux frères tressaillirent et restèrent immobiles. Au même instant, deux cavaliers de la maréchaussée et un homme vêtu de noir, qui semblait être un officier de justice, entrèrent dans la salle commune, accompagnés par les hospitaliers qui leur avaient servi de guides.

À la vue de ces nouveaux hôtes, les deux frères pâlirent ; l’aîné porta la main à sa ceinture, comme pour y chercher ses pistolets ; Ernest fit un violent effort pour retenir un cri ; il chancela et retomba sur le siége qu’il occupait un moment auparavant. Tous ces signes d’effroi n’échappèrent point au montagnard, qui sentit renaître des soupçons peu favorables à ses nouveaux amis.

L’individu vêtu de noir, que nous avons désigné comme un homme de loi, s’avança en boitant, soutenu par deux cavaliers de la maréchaussée qui semblaient être sous ses ordres. C’était un homme de taille moyenne, de cinquante ans environ, aux yeux gris et pénétrans, et qui, dans les circonstances ordinaires, pouvait ne pas manquer d’une certaine dignité magistrale ; mais le désordre de son costume officiel excluait en ce moment toute gravité. Il portait des culottes courtes et des bas de soie qui avaient laissé ses jambes exposées à tous les outrages de la pluie. Les boucles de sa perruque retombaient en mèches humides sur son petit manteau noir, qu’elles avaient marbré de veines blanchâtres. Evidemment ce personnage n’avait pas eu le loisir, en partant, de se prémunir contre les inconvéniens possibles d’une longue traite, contrairement à l’usage de tous les gens de justice qui voyagent ; et sa précipitation, l’avait mis dans la nécessité de braver un orage des Alpes en costume de palais. Aussi était-il dans un état à exciter à la fois le rire et la pitié. Des éperons, attachés à ses souliers ornés de grandes boucles d’argent, s’empêtraient dans ses jambes et le faisaient broncher à chaque pas ; il grelotait sous ses vêtemens légers imbibés de neige fondue, et il laissait à travers le parloir un filet d’eau qui s’écoulait de toute sa personne. Enfin il était si piteux, si ahuri, et en même temps si ridicule, que les cavaliers de la maréchaussée, sur lesquels il s’appuyait, ne pouvaient s’empêcher de jeter sur lui des regards moqueurs.

Un fonctionnaire dans un pareil état ne paraissait pas bien redoutable : cependant, lorsqu’il s’approcha de la cheminée pour se réchauffer un peu, les deux frères reculèrent précipitamment, en apparence pour faire place aux derniers venus, mais en réalité pour se réfugier dans le coin le plus sombre de la salle.

— C’est le procureur Michelot, l’âme damnée de mon père, murmura Ernest à l’oreille de son frère ; nous sommes perdus !

Marcellin lui prit brusquement la main et voulut l’entraîner, mais le pauvre Ernest était si accablé qu’il lui fut impossible de faire un mouvement pour se lever ; force fut donc aux deux jeunes gens de rester en présence de celui qu’ils avaient sans doute raison de redouter.

Cependant le procureur Michelot avait été assis, plutôt qu’il ne s’était assis lui-même, dans un grand fauteuil de bois, devant le feu. D’abord il resta morne, immobile et comme insensible à tout ce qui se passait autour de lui mais lorsque les moines lui eurent fait avaler quelques gouttes d’un cordial souverain dont ils avaient le secret, et lorsqu’il eut ressenti l’effet bienfaisant de la chaleur, il sortit peu à peu de la profonde atonie dans laquelle il était plongé. Il écarta lentement les mèches humides de sa perruque, qui couvraient son visage, il releva avec effort la tête. À peine achevait-il de reprendre connaissance que ses yeux effarés et encore hagards se fixèrent sur Martin-Simon, qui était le plus près de lui. Il tressaillit et