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ROMANS CHOISIS. — ÉLIE BERTHET.

Mais cette contemplation et cette extase ne devaient pas durer longtemps ; bientôt Martin-Simon reparut et annonça qu’il fallait se mettre en route sur-le-champ, si l’on ne voulait être surpris par la nuit, ce qui eût rendu la descente du Follet très dangereuse. Les montagnards jetèrent un coup d’œil sur les nuages rouges qui brillaient au couchant, et reconnurent la justesse de cette observation ; aussi se prépara-t-on à partir sur-le-champ.

— Monsieur Martin-Simon, dit le chevalier, toujours préoccupé de son but secret, avant de retourner au village, ne serait-il pas convenable de déterminer la part que vous voulez donner dans la propriété de cette mine à chacun de ceux qui sont ici ? Songez aux discussions, aux querelles, aux haines sans fin que peuvent exciter des paroles vagues et obscures.

— Nous allons nous entendre sur ce sujet, répondit Martin-Simon légèrement, mais nous ne pouvons plus rester ici, et, puisqu’il absolument procéder aux partages ce soir, nous allons nous réunir à la caverne des Sapins… Vous entendez ? ajouta-t-il en élevant la voix ; tant pis pour celui qui ne se trouvera pas à la caverne avec les autres, il s’en repentira certainement !

Il prononça ces paroles d’un air railleur ; cependant tout le monde promit d’être au rendez-vous, et on s’empressa de redescendre la montagne.

Martin-Simon ne voulut quitter le plateau que le dernier, afin de s’assurer que personne n’était resté ni dans la mine, ni dans les environs. Il poussa même la précaution jusqu’à compter les voyageurs, et il partit enfin, après avoir acquis la certitude que tous regagnaient la plaine aussi rapidement que le permettaient les difficultés du chemin.

On atteignit la vallée sans accident, et le reste du trajet jusqu’à la grotte des Sapins ne fut rien en comparaison des fatigues précédentes. Le jour, encore assez vif sur les hauteurs, avait déjà pris des teintes rembrunies au pied des montagnes. Comme l’on approchait du lieu de réunion, une ombre blanche se montra sur la plate-forme et effraya les superstitieux montagnards ; ils crurent tout d’abord voir l’esprit gardien de la mine qu’ils venaient de visiter les menaçant de sa colère.

Le prétendu esprit n’était autre que Marguerite Simon, qui se posta en silence à l’entrée de la caverne et examina attentivement tous ceux qui passaient. Le chevalier et Michelot lui adressèrent plusieurs fois la parole ; elle ne répondit pas et ne sembla même pas les avoir compris. Alors seulement on remarqua que Martin-Simon n’était plus avec le gros de la troupe depuis quelques instans.

Tout à coup un eri fort et prolongé, pareil à ceux que poussent les pâtres lorsqu’ils s’appellent les uns les autres d’une grande distance, partit de l’autre côté de la vallée ; Marguerite y répondit par un cri perçant ; puis elle dit avec énergie aux montagnards qui l’entouraient :

— Rentrez, rentrez tous… il y va de la vie !

On obéit machinalement, mais aucun événement, aucun bruit ne vint d’abord justifier l’émotion de Marguerite.

Enfin, Martin-Simon hors d’haleine se précipita dans la caverne, en s’écriant d’une voix imposante :

— Que personne ne bouge s’il ne veut périr !

Pendant qu’il parlait encore, une détonation épouvantable se fit entendre ; l’air fut violemment agité, la terre trembla ; au même instant une pluie de pierres et de roches vint frapper le sol à coups redoublés. On courut à la plate-forme.

— Prenez garde ! reprit Martin-Simon, si mes prévisions sont justes, le plus fort du danger n’est pas encore passé !

Mais la curiosité l’emporta, et tous les yeux se tournèrent vers le Follet, d’où l’explosion semblait venue. Une mine, formée de plusieurs tonneaux de poudre, avait été pratiquée secrètement sous une énorme masse de granit, fondement principal de cette traînée de rochers qui rendait seule la montagne abordable. C’était à cette poudre que Martin-Simon avait mis le feu, quand il était resté en arrière de la troupe. Un dôme immense de fumée s’élevait vers le ciel, et la grande quantité de pierres qui tombaient toujours annonçaient combien l’explosion avait été puissante.

Mais, comme l’avait dit le roi du Pelvoux, ce n’était là que le prélude d’une catastrophe plus terrible encore. Les gradins inférieurs manquant de point d’appui, à causo de la destruction de leur base commune, commencèrent à se détacher et à crouler avec fracas ; le mouvement se propagea de proche en proche sur toute la ligne de ces rocs isolés sans adhérence entre eux, et bientôt tous s’agitèrent à la fois. On les voyait, chancelant d’abord sur les pentes, glisser avec lenteur ; puis, partant avec une vitesse inconcevable, rebondir contre les flancs de la montagne, tomber, se relever, et enfin s’abîmer dans la vallée en faisant jaillir des millions d’étincelles. Souvent ils se heurtaient dans leur chute effrayante, et se brisaient en éclats. L’air était ébranlé comme par des décharges continuelles d’artillerie, et le bruit, se prolongeant dans les défilés, était semblable à celui de la foudre. On eût dit qu’un tremblement de terre allait anéantir d’un seul et même coup ces cônes : superbes, ces pics majestueux, ces antiques glaciers qui formaient un assemblage si magnifique jusqu’aux limites de l’horizon.

Tous ceux qui assistaient à ce spectacle grandiose étaient muets et tremblans ; il n’était pas de passion qui ne fût étouffée en ce moment par la terreur. Quelques-uns s’étaient réfugiés dans la grotte pour se préserver des pierres qui roulaient autour d’eux ; d’autres, éperdus, se cachaient le visage dans leurs mains ou baissaient la tête et les épaules avec un instinct machinal plus fort que toute réflexion. Seuls, Martin-Simon et Marguerite contemplaient intrépidement les différentes phases de la grande catastrophe qu’ils avaient préparée ; mais le père avait saisi la main de sa fille, et la serrait par un mouvement convulsif chaque fois qu’un choc plus fort ébranlait le sol.

Ce fracas épouvantable dura plusieurs minutes ; au bout de ce temps, les détonations ne se succédèrent plus qu’à de longs intervalles, et enfin cessèrent tout à fait. L’écho s’éteignit, et un calme funèbre régna dans la nature. Cependant la fumée de l’énorme quantité de poudre qui venait de faire explosion, la poussière et le sable qui obscurcissaient l’atmosphère, ne permettaient pas d’apprécier parfaitement encore l’effet de ce vaste écroulement.

La brise du soir, un moment refoulée par la perturbation de ces masses colossales, finit par reprendre son cours et emporta ce voile léger. Alors le mont Follet apparut tout entier, se dessinant en noir sur le ciel rougeâtre d’une soirée d’été. Les roches superposées qui servaient de chemin pour arriver au sommet n’existaient plus ; le piton qui dominait le filon d’or et le protégeait contre les envahissemens du glacier voisin s’était abîmé ; la montagne ne présentait plus sur toutes ses faces que des parois nues, verticales, absolument inaccessibles.

Les assistans étaient restés frappés de stupeur pendant que les Alpes entières semblaient près de les écraser sous leur chute. Quand le calme fut revenu, Martin-Simon le premier recouvra l’usage de ses facultés.

Mon père, qui avait conçu l’idée de cette mine, était un habile ingénieur, s’écria-t-il avec enthousiasme, et il en avait calculé l’effet avec une précision merveilleuse. Je n’osais espérer un succès aussi complet, bien que j’eusse renouvelé moi-même les poudres il y a quelques mois… Regardez le Follet ; qui pourrait maintenant, sans avoir l’aile d’un aigle ou le pied d’un chamois, parvenir à sa cime ? Ce trésor qui venait de Dieu appartient désormais à Dieu seul… Hommes, allez le prendre !

— C’est une mauvaise action ! dit le chevalier avec désespoir ; ne valait-il pas mieux employer ce trésor utilement que d’en priver sans raison vos proches, vos amis, votre patrie, l’humanité entière ?