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ROMANS CHOISIS. — ÉLIE BERTHET.

— Pourrez-vous oublier, mon cher parent, mon bienfaiteur, combien j’ai été lâche et ingrat envers vous ? Oh ! par pitié, ne m’accablez pas de votre mépris ! J’étais ivre, J’étais fou… Maintenant mes peux se sont dessillés et je rougis de moi-même… Je ne mérite plus d’être votre ami et celui des gens de bien… cependant j’ose implorer mon pardon.

Pendant qu’il prononçait ces paroles, de grosses larmes brillaient dans ses yeux. Son repentir était si profond et si sincère que Martin-Simon en fut touché.

— Allons, allons, jeune homme, ne vous affligez pas tant, dit-il avec sa bonté ordinaire, je fais la part d’une ardente imagination, d’une ambition qu’il est difficile à votre âge de contenir dans de sages limites… Vos torts envers moi sont effacés ; il serait heureux que vous n’en eussiez pas de plus graves envers une autre personne qui vous touche de près.

— Je sais de qui vous voulez parler, répliqua Marcellin avec confusion ; j’ai été bien cruel envers cette pauvre Ernestine, car sans vous elle attendrait encore la réparation qui lui était due… Mais, par grâce, laissez-moi espérer qu’elle ne connaîtra jamais toute la gravité de mes fautes !

— Il y aurait de la cruauté à lui faire maintenant une pareille confidence ; mais, à votre tour, chevalier, promettez-moi de la rendre heureuse.

— Je le promets, je l’essayerai du moins… Mais, mon noble parent, continua Peyras en baissant la voix, votre pardon et celui de cette pauvre Ernestine ne me suffisent pas : il est une autre personne que j’ai indignement traités et qui doit me haïr, me mépriser…

— Elle vous pardonne aussi, dit quelqu’un à côté de lui ; et elle vous demande seulement, comme son père, que vous rendiez heureuse la femme à qui voire destinée est unie désormais…

C’était Marguerite, qui s’était tenue dans l’ombre de la grotte, et qui avait tout entendu, Le chevalier pressa contre ses lèvres la main de sa parente, qui la retira précipitamment.

En ce moment, Michelot s’avance vers ce petit groupe, et il dit au bailli, de ce ton mielleux auquel il avait renoncé depuis le matin :

— Je vais prendre congé de vous, mon cher hôte, et sans doute nous ne nous séparerons pas en ennemis. Cette sotte déclaration de Raboisson ne peut décidément être prise au sérieux, et je vous la remets, ainsi que les autres pièces à l’appui, pour en faire bonne justice.

Il présenta les papiers en question à Martin-Simon, qui les déchira après les avoir examinés d’un coup d’œil.

— J’avouerai, reprit le procureur du même ton, que ne vous connaissant pas et jugeant de vous seulement par vos manières mystérieuses, j’avais conçu quelques fâcheuses préventions ; mais j’ai enfin reconnu mon erreur. Votre dernier sacrifice est si beau, si grand, que j’en suis vérilablement émerveillé. Je ne croyais pas qu’un pareil désintéressement existât sur la terre, et, franchement, pour ma part, j’en eusse été tout à fait incapable !… Non, et jo ne men défends pas, j’en eusse été incapable !… Aussi, l’admiration et l’estime que j’ai conçues pour vous m’ont-elles décidé à me désister de toutes poursuites…

— Oui, et la certitude qu’il ne vous servirait pus à rien de tourmenter un homme ruiné, interrompit Martin-Simon d’un ton goguenard ; d’ailleurs, si vous me poursuiviez maintenant, certaine lettre de change pourrait bien être de nulle valeur…… j’apprécie voire générosité ce qu’elle vaut, maître Michelot ; mais finissons-en. La nuit, approche, et vous ne pouvez sans danger voyager dans les montagnes à cette heure avancée ; restez avec nous jusqu’à demain, et alors nous nous séparerons, sans doute pour ne nous revoir jamais.

On allait sortir de la grotte quand Martin-Simon se heurta dans l’obscurité à un nouveau personnage qui venait d’entrer.

— Qu’est-ce encore ? demanda-t-il avec impatience.

Me adsum qui feci ! répondit une voix gémissante que le roi du Pelvoux reconnut pour celle d’Eusèbe Noël.

— Quoi ! c’est vous, vieil hypocrite ! Eh bien ! que me voulez-vous ? Ne deviez-vous pas être content du repos et du bien-être que nous vous avions donné, vous que nous avions ramassé mendiant, mourant de faim sur la voie publique ? Que vous a-t-il manqué pendant trente ans ? Je vous traitais comme mon égal et mon ami ; vous aviez place à mon foyer et à ma table ; mais cela ne vous suffisait pas : il vous fallait une grande fortune, la fortune de votre bienfaiteur, et, pour la lui ravir, vous vous êtes fait menteur, hypocrite, espion !… Pendant que je vous croyais simple et distrait, vous étiez rusé et attentif ; pendant que je vous témoignais tant d’affection, vous cherchiez à me voler mes secrets !…

— Monsieur le bailli, interrompit le maître d’école d’un ton déchirant, ne m’accablez pas. J’ai été si longtemps pauvre, j’ai été abreuvé de tant d’humiliations, que j’éprouvais le désir ardent d’être envié à mon tour ! Pardonnez-moi, je vous en supplie ; je ne serai pas ingrat, nec si iniserum fortuna Simonem finxit…

Ce latin, prononcé d’une voix sanglotante, avait quelque chose de si piteux et de si comique à la fois, que Martin-Simon ne put retenir un sourire.

— Laissez là votre jargon, pauvre fou ; je m’étais toujours défié de vous, quand je vous voyais appeler Virgile à votre secours… Allons ! qu’attendez-vous de moi ? Je n’ai pas le courage de tuer un vieux chien parce qu’il m’a mordu ; mais je ne veux pas ñon plus le laisser au coin de mon foyer pour qu’il me morde encore à la première occasion… D’ailleurs, on fera probablement une enquête au sujet de votre querelle avec Raboisson, et il est urgent que vous alliez passer quelques mois de l’autre côté de la frontière, jusqu’à ce que cette affaire soit assoupie. À votre retour, peut-être, pourrai-je supporter votre présence sans trop de colère ; j’aurai soin que dans votre exil momentané vous ne manquiez de rien.

Eusèbe Noël s’incline et se retira, les yeux baissés.

— J’ose croire, mon fils, dit un autre personnage d’un ton nazillard en s’adressant à Martin-Simon, que vous n’avez pas été scandalisé de mon zèle pour les intérêts de notre pieuse maison ?… Il ne faudrait pas interpréter trop mal les mobiles de ma conduite ; c’était au nom du pauvre et du voyageur que je demandais une part.

— Du diable si vous demandiez une part, interrompit le roi du Pelvoux en riant ; vous demandiez bien le tout, si j’ai bonne mémoire ! Et je ne vois guère comment votre hospice eût pu s’enrichir sans que les desservans s’en ressentissent un peu !… Allons, père prieur, ajouta-t-il avec mélodie, convenez-en, vous avez sacrifié au veau d’or avec les autres. J’ai renoncé à ce trésor, et je m’en réjouis, car avec un pareil talisman on prend une fâcheuse idée du monde ! Quand un vieillard comme vous, qui a passé sa vie dans la pratique des bonnes œuvres, se laisse entraîner par des idées de convoitise, on doit être bien indulgent pour le vulgaire des hommes !

En parlant ainsi, il prit le bras de sa fille et sortit de la grotte. Le soleil était couché, mais le crépuscule éclairait la vallée, et déjà la lune se montrait au-dessus des montagnes. La troupe se mit en marche avec précaution, à travers les roches nombreuses qui encombraient le passage, et ne laissaient souvent entre elles qu’un étroit espace. En approchant du village, les montagnards s’étaient remis à causer avec vivacité ; mais Peyras, Michelot et les deux vieillards gardaient le silence et n’osaient se regarder les uns les autres, comme des hommes graves qui se rencontrent le lendemain d’une orgie à laquelle tous ont pris part.

— Marguerite, disait Martin-Simon à sa fille, ce sacrifice a été plus pénible pour moi qu’on ne le pense… Néanmoins, je me sens léger et dispos, maintenant que je n’ai plus à cacher au reste des hommes un secret de cette importance, maintenant qu’une immense responsa-