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LA MINE D’OR.

bilité ne pèse plus sur moi. Malheureusement, ma fille, peut-être l’événement qui vient de se passer aura-t-il des suites funestes pour notre petite colonie.

— Chassez cette pensée, mon père, et ne songez qu’au repos dans lequel s’écouleront vos jours désormais. Nous sommes riches encore, bien riches, et…

— Ne parle pas de cela, dit le bailli en baissant la voix ; mais tu as raison, ma petite Margot, nous vivrons pour nous seuls, dans la simplicité et la paix du cœur. Tu épouseras quelque honnête garçon du voisinage, et je me verrai revivre dans mes petits-enfans…

Marguerite frissonna.

— Jamais ! jamais, mon père ! murmura-t-elle avec une sombre énergie.

— Et pourquoi, ma fille ?

Elle resta un moment sans répondre.

— Mon père, dit-elle enfin de sa voix austère, en doutant une seule fois de vous, j’ai commis une faute que vous m’avez pardonnée, mais dont je garderai éternellement le remords… Ma vie vous sera consacrée, à vous que j’ai osé maudire dans un accès d’égarement. Je ne connaîtrai ni la joie d’être mère ni celle d’être épouse ; je vivrai et je mourrai dans l’isolement et le repentir… D’ailleurs, ajouta-t-elle plus lentement, je ne pourrais jamais aimer une autre personne comme j’eusse aimé…

— Qui donc, Marguerite ?

— Un homme que je méprise, mon père.

XVI

ÉPILOGUE.


Trente ans environ après les événemens qui ont fait l’objet de ce récit, une petite caravane suivait le chemin qui conduisait de l’hospice du Lautaret au village du Bout-du-Monde.

On était en automne, saison souvent orageuse dans les Alpes françaises, et le ciel était chargé de nuages. Un vent glacial, sans être violent, s’engouffrait dans les défilés et forçait les voyageurs à prendre quelques précautions contre le froid. La neige, qui en été couvrait seulement certains sommets, blanchissait maintenant la chaîne entière et menaçait d’envahir bientôt les régions inférieures. Rien n’égayait plus le paysage ; les vallées étaient sans verdure, sans troupeaux et sans habitans ; le soleil lui-même ne vivifiait plus par sa présence cette nature sauvage, abandonnée précocement aux ravages de l’hiver.

Une litière ou chaise couverte, portée par deux mulets, s’avançait d’abord ; elle paraissait renfermer une personne malade, à en juger par la lenteur de la marche et les précautions que l’on prenait d’éviter les cahots. Une espèce de muletier, en costume du pays, dirigeait les bêtes de somme et les animait par momens de la voix et du fouet ; du reste, cet homme était un guide à gages, étranger aux personnes qu’il accompagnait. Enfin, un jeune homme de figure noble et régulière venait le dernier, à cheval, enveloppé dans un ample manteau. Il s’approchait de temps en temps de la litière, et adressait des paroles d’encouragement à la personne que cachaient d’épais rideaux. D’autres fois, il gourmandait le conducteur lorsqu’un faux pas des chevaux ou un coup de fouet donné trop brusquement avait imprimé au brancard une forte secousse. Toutes ses pensées, toutes ses attentions étaient pour son compagnon invisible, dont la voix douce, sortant par intervalles des profondeurs de la litière, exprimait la douleur et la faiblesse.

Le jeune cavalier avait des manières distinguées ; lorsque son manteau de voyage s’entr’ouvrait par hasard, ses vêtemens noirs, son habit sans boutons et garni de pleureuses, son épée dont la garde était d’acier bruni, annoncaient qu’il était en grand deuil. Par la même raison, ses beaux cheveux blonds n’avaient pas de poudre et étaient retenus simplement dans une bourse de soie. Il maniait son cheval avec une dextérité qui décelait le gentilhomme.

La route avait sans doute été longue et pénible ; les chevaux semblaient bien las, et des gémissemens, qui s’échappaient par momens de la litière, trahissaient la souffrance et l’épuisement de la personne qui en occupait l’intérieur. Déjà bien des fois le jeune voyageur avait interrogé son guide pour savoir à quelle distance on se trouvait encore du terme du voyage, bien des fois il avait promené son regard inquiet autour de lui, lorsque enfin une disposition particulière des rochers frappa son attention. Il poussa son cheval de manière à marcher de front avec la litière, ce que permettait en ce moment la largeur du chemin, et se penchant à l’une des portières, il dit avec vivacité :

— Ou je me trompe fort, ma mère, ou nous sommes enfin arrivés à notre destination, et vous allez pouvoir vous reposer de vos fatigues ! Voici, autant que je puis en juger par la description que vous m’en avez faite si souvent, les deux pitons de rocher qui forment l’entrée de la vallée du Bout-du-Monde. Mais, hélas ! peut-être trouverez-vous ici de bien tristes changemens !

Les rideaux de la portière s’éeartèrent aussitôt ; une dame en grand deuil, comme le jeune homme, et enveloppée de fourrures, se souleva péniblement sur les coussins dont elle était entourée. Elle avait cinquante ans environ, et certaines lignes de son visage pâle indiquaient encore qu’elle avait été belle ; mais les chagrins et la maladie grave qui semblait la miner lui avaient donné une vieillesse prématurée. Elle promena un regard morne autour d’elle. La porte n’existait plus ; une poutre vermoulue, adhérente au rocher, indiquait seule la place où cette porte se trouvait autrefois.

— Vous avez raison, Maurice, dit la voyageuse avec abattement, tout est bien ehangé ici, et ce que nous voyons au seuil de cette vallée n’est pas d’un augure favorable… C’est mauvais signe quand on trouve la porte de l’hôte qu’on vient visiter brisée et ouverte à tous venans ! Elle s’affaissa sur elle-même et retomba épuisée au fond de la litière.

— Mon excellente mère, dit Maurice avec tristesse, vous souffrez, je le vois… Oh ! pourquoi avez-vous voulu entreprendre cette dangereuse excursion, malgré mes prières ? Encore si nous étions sûrs de trouver ici les secours dont vous avez besoin !

— Ne songez pas à moi ; qu’importe le reste si, a’ant de mourir, je puis vous assurer la protection de ceux que nous venons chercher ici ? S’ils vous manquent ou s’ils vous repoussent, que vous restera-t-il sur la terre quand je ne serai plus ?

— De grâce ! ma mère, ne parlez pas ainsi, vous me déchirez le cœur ! Vos inquiétudes exagérées à mon sujet aggravent votre mal. Il est vrai qu’à la mort de mon père, tout le patrimoine de nos ancêtres s’est trouvé consumé ; mais notre nom est pur, j’ai reçu une bonne éducation, je suis jeune, plein de courage, je pourrai relever notre fortune. Votre confiance sans bornes dans ces parens éloignés que nous venons visiter m’afflige cruellement, car un dernier désenchantement vous porterait un coup mortel ; et cependant, ajoutait-il plus bas, il est sûr maintenant que notre démarche ne saurait avoir un résultat satisfaisant.

— Ne le croyez pas, Maurice, mon cher enfant ! laissez-moi jusqu’à la fin cette espérance… Le jour où nous nous séparâmes, il y a bien longtemps, le parent dont je vous ai parlé toujours comme d’un bienfaiteur me fit promettre en secret de recourir à lui dans le cas où les fautes de votre père… dans le cas enfin où le fils et la veuve du baron de Peyras se trouveraient un jour aux prises avec le besoin. Il m’offrit son appui, Maurice, avee cette simplicité, cette loyauté, cette franchise qui n’appartenaient qu’à lui, et je sais ce que valait une parole de Martin-Simon ?