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ROMANS CHOISIS. — ÉLIE BERTHET.

— Oui, madame, mais vous ne songez pas que monsieur Martin-Simon devrait être bien vieux à l’heure où nous sommes, et que sans doute…

— Je vous comprends, et cette pensée m’est venue déjà, mais, à défaut de Martin-Simon, je crois pouvoir compter sur sa fille Marguerite, une austère et sainte personne, Maurice, qui me fit aussi une promesse solennelle le jour même de mon mariage… Mais regardez, mon fils, nous devons être bien près de ce charmant village où il m’eût été doux de passer ma vie, si votre père l’eût voulu.

On était arrivé, en effet, à l’extrémité du petit défilé qui servit d’avenue à l’allée du Bout-du-Monde. Le jeune homme s’arrêta et jeta un regard avide autour de lui, pour chercher les merveilles annoncées. De son côté, la voyageuse, dans laquelle on a sans doute reconnu la baronne de Peyras, s’empressa de se pencher à la portière pour revoir la gracieuse et paisible retraite qu’elle avait tant admirée autrefois… Un cri douloureux s’échappa de sa poitrine quand elle vit les tristes changemens opérés pendant son absence.

La vallée n’offrait plus aucune trace de culture. Le sol semblait avoir été bouleversé récemment par un tremblement de terre ; des amas de pierres s’élevaient de toutes parts, à côté de profondes cavités évidemment faites de main d’homme ; pas un pouce de terrain n’était plat et uni, tout avait été déchiré, retourné, ravagé.

Depuis longtemps, en effet, le bruit qu’une mine d’or existait dans le voisinage avait appelé au Bout-du-Monde une foule de spéculateurs, de gens avides, qui, en exaltant l’imagination des colons, en leur démontrant la possibilité de trouver un pareil trésor dans leur propriété, les avaient poussés à cette dévastation. Chacun avait défoncé son champ, creusé dans le roc tant qu’il avait eu de force et de courage ; puis, lorsque l’on s’était aperçu de l’inutilité de ces efforts, il n’était plus temps de se repentir, et l’on était ruiné. La fable de la Poule aux Œufs d’or avait été une réalité pour les pauvres habitans de la vallée.

Bien plus, les chercheurs de mine n’avaient pas laissé un rocher à deux lieues à la ronde sans l’explorer, sans s’assurer qu’il ne recélait pas le précieux métal dont la présence s’était manifestée sur le mont Follet. On avait ainsi attaqué les pics énormes qui dominaient le village et le préservaient des avalanches si nombreuses et si terribles dans cette partie des Alpes. Ces barrières naturelles une fois rompues, l’avalanche s’etait précipitée chaque hiver sur les habitations, renversant, écrasant tout sur son passage. La population avait dû fuir devant cet épouvantable fléau. Les bâtimens, abandonnés par leurs propriétaires, n’avaient pas tardé à s’écrouler. La maison si élégante et si coquette de l’ancien bailli, la petite église, les belles fermes si propres et si gaies, les jardins et leurs massifs de feuillago, tout avait disparu ; il eût été difficile de retrouver exactement sur le roc nu la place qu’ils avaient occupée. Deux ou trois chaumières s’élevaient cependant encore près de l’endroit où les voyageurs s’étaient arrêtés, mais elles semblaient être l’asile de l’indigence. Du reste, pas un montagnard ne se montrait ; ces lieux paraissaient condamnés au silence et à l’abandon.

En contemplant ce douloureux tableau, la baronne de Peyras versa des larmes amères.

— Vous avez dit vrai, mon fils, s’écria-t-elle avec désespoir, l’homme juste qui avait fait de ce désert affreux un séjour d’abondance et de paix n’existe plus depuis longtemps sans doute… L’aspect de cette dévastation a dû le tuer !

Maurice était descendu de cheval.

— Madame, dit-il doucement, vous le voyez, j’avais raison de prévoir quelque malencontre ; mais, je vous en supplie, supportez cet événement avec courage. Tant que je vivrai, ma bonne mère n’aura besoin du secours et de l’appui de personne.

— Ce n’est pas sur moi et même sur vous que je pleure, dit la malade avec un léger accent de reproche ; je n’ai d’abord pensé qu’à eux en présence de ce grand désastre. Enfant, vous ne pouvez savoir ce que j’ai contracté d’obligations avec ceux qui ne sont plus.

Maurice baissa la tête sans répondre.

— Madame, reprit-il enfin, que devons-nous faire ?

— Tout espoir n’est peut-être pas perdu, dit la baronne en s’essuyant les yeux ; nous devons du moins à nos amis de nous informer de leur sort, ne fût-ce que pour révérer leur mémoire !… Interrogez les habitans de ces ruines ; on ne peut ignorer ce que des personnages aussi importans que le roi du Pelvoux et sa fille Marguerite sont devenus.

Le jeune homme se dirigea vers les chaumières dont nous avons parlé. La baronne le suivit des yeux, mais bientôt elle laissa retomber les rideaux de sa litière, soit que le froid l’eût saisie, soit qu’elle ne pût supporter l’aspect désolé de ce lieu auquel se rattachaient pour elle tant de souvenirs.

Maurice atteignit bientôt les habitations ; elles lui parurent encore plus pauvres qu’il ne l’avait imaginé. Les murs, élevés par des mains inhabiles, étaient lézardés et menaçaient ruine ; les fenêtres, fermées avec de grossiers volets, ne laissaient pénétrer aucune lumière dans l’intérieur, et un trou fait au toit de chaume servait seul au passage de la fumée. Une repoussante malpropreté régnait à l’entour : tout enfin annonçait la misère la plus hideuse.

Le bruit des bottes éperonnées du voyageur attira sur le seuil d’une de ces chaumières un petit garçon de dix ou douze ans, à figure hâve et souffreteuse, couvert de haillons. Quoique ses traits exprimassent une certaine intelligence, Maurice hésita d’abord à s’adresser à lui. Cependant, ne voyant personne qu’il pût questionner de préférence, il s’avança vers l’enfant qui le regardait tout effaré.

— Pourrais-tu ne dire, mon garçon, demanda-t-il, si l’on connaît ici un vieillard du nom de Martin-Simon de Peyras, ou quelque personne de sa famille ?

L’enfant recula d’un air d’effroi, puis il appela sa mère, vieille femme à la démarche tremblotante, aux yeux éraillés, qui sortit des ténèbres de la cabane.

— Nous ne connaissons personne de ce nom, répondit-elle en examinant Maurice avec curiosité.

Voilà qui est singulier ! reprit le jeune homme comme s’il se parlait à lui-même ; on a oublié jusqu’à son nom dans des pays où il était autrefois adoré comme un Dieu ! Mais… pardon, ma bonne femme, continua-t-il en s’adressant à la montagnarde, peut-être connaissez-vous la personne dont il s’agit sous le surnom qu’on lui avait donné… certainement vous avez entendu parler du roi du Pelvoux ?

— Le roi du Pelvoux ! répéta la vieille femme avec horreur en se signant.

— Sans doute ; qu’y a-t-il dans ma question qui doive tant vous irriter ?

La montagnarde ne répondit pas, et elle fit un mouvement comme pour rentrer avec son fils dans la chaumière.

— Mère, demanda l’enfant avec naïveté, le roi du Pelvoux n’était-il pas ce fameux sorcier dont vous m’avez raconté l’histoire, qui faisait des miracles avec le secours du démon, et que le diable a fini par étrangler, parce que leur pacte était fini ?

— Oui, dit la ménagère en jetant un regard de travers sur Maurice, et c’est se moquer d’une chrétienne que de lui demander des choses auxquelles Satan seul peut répondre. Maudit soit le roi de Pelvoux et toute sa race !

Cette malédiction serra le cœur de Maurice, bien qu’il n’eût pas connu le bon et généreux Martin-Simon. Il reprit avec insistance, en glissant une pièce d’argent dans la main de la vieille :

— Il y a sans doute ici quelque malentendu. L’homme que je cherche était chéri et estimé dans cette contrée alors florissante ; il était bailli de ce village, quand il y avait un village au lieu où nous sommes et il comblait de bienfaits tous ceux qui l’approchaient.