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LA MINE D’OR.

balbutia en le désignant de son doigt maigre et crochu :

— Qui est cet homme ? assurez-vous de lui !

Ce seul trait peint le personnage ; il eût rendu des points à Perrin Dandin, l’interminable jugeur.

Les cavaliers de la maréchaussée, surpris de cet ordre extraordinaire, hésitèrent à obéir. Pendant ce temps, le procureur se ravisa et reprit d’une voix faible :

— Non, non, un instant… procédons avec mesure. Ceux que je cherche auraient bien pu se réfugier ici ; voyons à qui nous avons affaire. Holà ! bonhomme, qui es-tu ? d’où viens-tu ? où vas-tu ?

— Qui êtes-vous vous-même ? demanda le montagnard d’un ton fier, et de quel droit m’interrogez-vous ?

— De quel droit ? dit le pauvre procureur, qui luttait vainement contre sa faiblesse et qui continuait de greloter d’une pitoyable manière dans ses habits mouillés, je le trouve bien hardi !… Je suis… je suis délégué par monsieur le lieutenant civil et criminel de Lyon pour arrêter… Enfin, ça ne te regarde pas ; contente-toi de répondre à mes questions… Hélas ! mon Dieu, mes révérends pères, s’interrompit-il en se renversant sur la chaise, donnez-moi encore une goutte de votre élixir ; je sens que je vais me trouver mal.

Les hospitaliers s’empressèrent de secourir le malencontreux voyageur, qui eut besoin de quelques instans pour se remettre, mais il ne perdait pas sa mission de vue, et dès que la voix lui revint, il reprit avec instance :

— Allons, parleras-tu, drôle ? je te demande qui tu es.

— Je ne suis pas un drôle, dit le montagnard, que ce seul mot avait rendu l’ennemi de l’insolent procureur. Je suis Martin-Simon, propriétaire au village du Bout-du-Monde, à quelques lieues d’ici : ces révérends pères, continua-t-il en désignant les moines qui l’entouraient, me connaissent bien, et ils peuvent vous affirmer que je ne suis pas tout à fait un aventurier.

Le prieur des hospitaliers, qui était présent, s’avança au milieu du cercle que formaient les interlocuteurs.

— Monsieur le magistrat, dit-il avec assurance, il faut que vous soyez étranger, non-seulement au pays, mais encore à tout le Dauphiné, pour ne pas connaître le nom de monsieur Martin-Simon. Mes frères et moi, nous nous portons garans pour monsieur Martin-Simon, pour le bienfaiteur de cette pieuse maison, pour celui que l’on surnomme…

— Assez ! assez, mon père, dit le montagnard d’un air d’autorité que tempérait néanmoins un sourire de satisfaction ; l’homme de loi n’a pas besoin de connaître le surnom que me donnent les bonnes gens de nos vallées ; il lui suffit de savoir ce que je ne suis pas ; que lui importe ce que je suis ?

Le prieur s’inclina respectueusement et prononça quelque mots à voix basse, qui semblaient être d’humbles excuses.

Tel était son état de fièvre et de souffrance, que l’officier de justice n’avait pas compris parfaitement les explications qui venaient de lui être données ; il sentait seulement que Martin-Simon se trouvait à l’abri de ses atteintes, et il fit des efforts inouïs pour continuer son interrogatoire.

— Mille pardons, monsieur, dit-il en s’arrêtant à chaque mot pour pousser un gémissement ou un soupir, je sais bien que vous n’êtes pas un de ceux que je cherche ; je voulais seulement… je voulais vous demander de quel côté vous veniez en arrivant ici ?

— De Grenoble, où m’avaient appelé mes affaires, répondit sèchement Martin-Simon.

Ce mot de Grenoble sembla rendre au procureur quelque énergie.

— Ah ! vous venez de Grenoble ? Eh bien ! n’auriez-vous pas rencontré, par hasard, un jeune homme, un gentilhomme, bien mis, de haute taille ; oui, je crois qu’il est haut de taille… à la contenance fière, aux yeux noirs ? Ses yeux sont ils noirs ? continua-t-il en s’adressant à lui-même ; enfin n’importa la couleur… et avec lui une jolie demoiselle, petite, l’air délicat, vêtue d’une robe de satin vert, je crois, ou bleu, ou rose, enfin de satin quelconque ?

Ils voyagent en voiture, ou en litière, ou à cheval, ou à pied, car ce point n’est pas bien éclairci… Enfin, avez-vous rencontré deux personnes dont le signalement se rapporte à celui-là ?

— Parbleu ! il est clair, votre signalement, dit le montagnard avec bonne humeur ; il peut s’adresser à tous les passans. Mais, pour ce qui est de votre jeune muguet et de votre petite coureuse en robe de satin, soyez assuré qu’on ne trouvera rien de pareil dans les gorges du Pelvoux cette nuit. Ce n’est pas un endroit assez agréable, au moment où nous sommes, pour que les amoureux s’y donnent rendez-vous.

— Je ne le sais que trop ! s’écria Michelot involontairement ; c’est un affreux pays, et je ne survivrai pas à ce douloureux voyage. Pourvu que mon maître ne se plaigne pas de mon zèle à le servir ! Depuis vingt-quatre heures je n’ai pris aucune nourriture, afin de courir après ces maudits jeunes gens ; je ne les ai manques que d’une heure à Grenoble, et… Mais qu’est-ce que je dis là ? reprit le bonhomme qui perdait la tête ; je ne sais plus ce que je fais, ni où je suis, ni à qui je parle !

Il poussa un nouveau gémissement, et, après un moment de silence, il demanda encore :

— Ainsi donc, vous ne les avez pas vus ?

— On irait bien loin sans trouver dans nos montagnes des gens tels que vous nous les dépeignez. Croyez-moi, monsieur, un jeune gentilhomme et une jeune demoiselle n’oseraient pas s’engager dans le voisinage du Pelvoux quand le mistral souffle comme ce soir ; et, s’ils l’ont fait, certainement ils ont péri.

— Cela serait bien possible ? répliqua le procureur, et, si cela était, j’aurais perdu mes peines… mais… En ce moment, ses regards se fixèrent sur les deux frères, qui étaient assis à l’angle de la salle.

— Qui sont ces voyageurs ? demanda-t-il avec agitation ; approchez, messieurs ; qui êtes-vous ? d’où venez-vous ?

Ils ne bougèrent pas ; Marcellin, sous son manteau, arma un de ses pistolets ; tandis qu’Ernest, qui était le plus près de Martin-Simon, lui dit d’une voix défaillante :

— Sauvez-nous !

Le montagnard resta stupéfait. Michelot, dont les soupçons se confirmaient par le silence des jeunes gens, s’agita sur son siège et les désigna aux gendarmes.

— S’ils ne veulent pas répondre, s’écria-t-il, emparez-vous de leurs personnes ! Ce sont des amis du chevalier, sans doute… ils savent quelque chose : saisissez-les.

Les cavaliers hésitèrent ; cet ordre leur paraissait être l’effet de la fièvre qui tourmentait déjà le pauvre procureur. Le premier qui eût avancé était mort, car l’aîné des deux frères avait pris tout à coup une attitude énergique. Martin-Simon, revenu de son étonnement, retrouva enfin sa présence d’esprit.

— Eh bien, eh bien ! monsieur le juge, ou quel que soit votre titre, que vous ont fait mes neveux pour qu’on les arrête ainsi comme des malfaiteurs ? Par la bonne Vierge d’Embrun, je ne le souffrirai pas ! Je suis un peu homme de loi moi-même, et je sais bien que mes neveux…

— Vos neveux ! répéta le procureur. Les hospitaliers et les jeunes gens eux-mêmes firent un mouvement de surprise.

— Eh ! certainement, reprit Simon avec un aplomb imperturbable, les fils de Jean, mon beau-frère, deux braves garçons qui n’avaient jamais quitté le village, et que j’ai amenés hier à Grenoble pour la première fois… Qui ne les connaît pas à six lieues à la ronde ? Tenez, continua-t-il en jetant un regard oblique sur les moines, demandez aux révérends pères !

Il fallait que le pouvoir mystérieux de cet homme fût bien grand, puisqu’aucun sentiment de réprobation ne se montra sur les austères visages de ceux qu’il associait ainsi à son hardi mensonge. Le prieur fit même entendre