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ROMANS CHOISIS. — ÉLIE BERTHET.

pect instinctif, se découvrit et allait lui adresser la parole, lorsque la solitaire poussa un cri déchirant :

— Lui, lui ici ! disait-elle d’un air égaré ; est-ce encore un rêve ? le verrai-je donc toujours ?

L’embarras de Maurice redoubla.

— Madame, balbutia-t-il, veuillez m’excuser si…

— Il parle ! dit la Folle du Rocher en tressaillant. Oui, j’ai reconnu le son de sa voix. C’est lui !… il est plus jeune, il est plus beau que jamais !… Et trente ans se sont écoulés depuis !… Oh ! je suis folle ! ils ont raison, je suis devenue folle !

Elle se leva brusquement, et elle voulut rentrer dans la caverne sans jeter les yeux sur le jeune Peyras, comme si elle eût dû rencontrer de ce côté un fantôme évoqué par son imagination malade. Maurice ne conservait plus de doute que cette malheureuse femme n’eût l’esprit dérangé ; cependant il résolut de tenter un dernier effort.

— Je vous en supplie, madame, reprit-il, écoutez-moi… Je ne compte pas troubler longtemps votre solitude ; mais on m’a dit que seul dans ce pays vous pouviez me donner des nouvelles de Martin-Simon de Peyras ou de sa fille Marguerite.

L’inconnue s’était arrêtée à l’entrée de la grotte ; en entendant prononcer les noms de Martin-Simon et de Marguerite, elle s’élança vers le jeune homme, et lui dit d’une voix tremblante, mais qui annonçait déjà des idées plus calmes :

— Vous n’êtes pas celui que je croyais… Qui êtes-vous donc ? une étrange ressemblance m’avait fait penser… Qui êtes-vous vous qui parlez de Martin-Simon et de Marguerite de Peyras ?

— Je devine, madame, que vous avez le droit de m’adresser cette question… Je suis Maurice de Peyras, fils du baron Marcellin.

Une agitation extraordinaire se peignit sur les traits de la solitaire.

— Vous êtes son fils ? répliqua-t-elle ; j’aurais dû m’en douter à cette étonnante ressemblance… Mais lui, où est-il ? que fait-il ? pourquoi n’est-il pas venu ?

— Si vous parlez de mon père, madame, répliqua Maurice en baissant les yeux, ces vêtemens de deuil doivent vous apprendre…

La Folle du Rocher garda un moment le silence.

— Il est mort ! dit-elle d’une voix sourde ; et sans doute il n’a jamais eu un souvenir pour… Mais, continua-t-elle avec vivacité, vous ne me dites rien de votre mère, jeune homme ; elle a été malheureuse, n’est-ce pas ? Avouez qu’il l’a rendue bien malheureuse ?

Jusque-là Maurice s’était laissé dominer par une autorité presque irrésistible ; mais à cette question si précise et faite avec une sorte de joie maligne, il reprit avec dignité :

— Avant de répondre à aucune question sur ma famille, il serait bon, madame, que je susse plus précisément qui m’interroge.

La solitaire le regarda avec étonnement.

— C’est vrai, c’est vrai, reprit-elle ; vous ne savez pas qui je suis ; vous ne pouvez pas le savoir… et ceux qui m’ont vue autrefois ne pourraient reconnaître aujourd’hui la pauvre Marguerite de Peyras.

Elle s’assit sur le rocher, et, se couvrant le visage avec son manteau, elle versa d’abondantes larmes, Maurice n’essaya pas de lui adresser d’inutiles consolations, mais des larmes sympathiques mouillèrent ses yeux. Marguerite s’en aperçut :

— Vous êtes bon, dit-elle en se rapprochant de lui, vous pleurez, et cependant vous ne pouvez comprendre combien nos malheurs méritent de pitié ! Regardez là-bas… il y avait un pays riche et fertile, un village délicieux, une population tranquille et heureuse, et il n’y a plus qu’un désert affreux, inhabitable ! Mon père était le plus probe, le plus estimé, le plus bienveillant des hommes, et mon père est mort de colère et de douleur en voyant l’ouvrage dont il était si fier détruit et renversé pour toujours !… Moi, j’étais une belle et fière jeune fille devant laquelle tous les fronts s’inclinaient, et voyez ce que je suis devenue… une pauvre mendiante, habitant le creux d’un rocher, accusée de folie et de sortilége parce que je n’ai voulu ni quitter ces lieux où j’ai connu d’heureux jours, ni me mêler à d’avares et stupides étrangers ! Notre nom a été flétri, calomnié, exécré ! Et pour me consoler de la noire ingratitude des hommes, je n’ai que la vue de ce trésor que nous pouvions leur donner… et qu’ils n’auront jamais !

Elle montrait par un geste farouche le sommet du mont Follet où se trouvait la mine d’or.

— Quoi ! mademoiselle, demanda Maurice avec un sentiment de profonde pitié, ne vous est-il resté ni parens ni amis pour vous consoler ?

— Parens, amis, tout fut dispersé après la fatale catastrophe ; tous quittèrent un pays maudit où le sol ne pouvait plus fournir à leurs besoins, où le climat menaçait à chaque instant leur vie. Moi seule je suis demeurée fidèle à la religion des souvenirs. — Elle s’arrêta oppressée et reprit après une pause : — Oui, notre charge a été bien lourde, et elle a excédé depuis longtemps les forces de mon père. Que n’a-t-elle aussi déjà excédé les miennes !… Mais ne parlons plus de mon père ni de moi. Le récit de notre abaissement, de nos souffrances, ne pourrait être qu’importun au fils du baron de Peyras… Vous, jeune homme, vous êtes né au milieu de l’opulence et des grandeurs ! Votre père était ambitieux ; nous avons appris qu’il avait quitté autrefois un pays qui n’offrait pas un assez large théâtre à ses désirs. Il a dû mourir comblé de biens et de dignités !…

— Vous vous trompez, mademoiselle ; la mauvaise fortune a frappé notre famille comme la vôtre. Mon père, avant de mourir, a connu les privations, presque le besoin… Ma mère, qui est à quelqes pas d’ici, a partagé ses chagrins.

Marguerite resta sombre et muette.

— Je comprends, dit-elle enfin ; votre père aimait le plaisir, le luxe, et le sort lui a été contraire dans ce Paris qui était le but de ses espérances… Je vous disais bien tout à l’heure que votre mère avait été malheureuse ! Je le savais, je l’avais prévu, et cette pensée me consolait… Mais, continua-t-elle brusquement, ne m’avez-vous pas dit qu’elle était ici ?

— En effet ; elle est faible, elle ne peut marcher ; les difficultés du chemin l’ont obligée de s’arrêter à l’entrée de la vallée. Si vous étiez assez bonne…

— Je ne la verrai pas, interrompit Marguerite en frémissant ; je ne dois pas la voir. L’entrevue serait trop pénible et pour elle et pour moi ! Elle a sans doute soupçonné un secret… Non, je ne dois pas la voir ! Mais, dites-moi, jeune homme, pour faire un si long voyage, malade comme elle est, il lui faut un autre motif que celui de visiter des parens oubliés depuis trente ans ?

— Mademoiselle, je ne sais si je dois vous avouer…

— Parlez, parlez.

— Ma mère pensait…

— Eh bien ! que pensait-elle ?

— Madame la baronne, se croyant près de sa fin, venait chercher ici des protecteurs pour son fils… pour moi.

— Je m’en doutais, dit Marguerite avec ironie ; nous avions comblé de bienfaits le père et l’aïeul ; le tour de l’enfant devait venir !

Maurice fit un geste de dignité.

L’enfant ne demandait que des conseils et de l’affection, reprit-il avec une certaine arrogance, et on était libre de les lui refuser.

Cette fierté ne parut pas déplaire à Marguerite.

— Il est hautain comme lui, murmura-t-elle. Jeune homme, reprit-elle après une nouvelle pause, on s’est souvenu d’une promesse sacrée faite par mon père et par moi ; cette promesse ne sera pas vaine. Quoique je sois pauvre en apparence, je possède encore les moyens de relever une noble famille ; j’ai prévu ce qui arrive, et je