Page:Bibaud - Épîtres, satires, chansons, épigrammes, et autres pièces de vers, 1830.djvu/48

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 « Avant de rien produire, il faudra que tu jongles,[1]
« Et te grattes la tête, et te rognes les ongles ;
« Et ta verve, asservie à mon divin pouvoir,
« Ne s’exercera point au gré de ton vouloir. »
Apollon parlait mieux, mais je ne saurais rendre
Le langage divin que je crus lors entendre.
Ce dieu, pour me punir d’un coupable discours,
Me défend de chanter les combats, les amours.
Ne pourrait-on pas même appeler téméraires
Mes efforts pour traiter des choses plus vulgaires,
Si des esprits plus forts, des rimeurs plus experts,
En ont fait, avant moi, le sujet de leurs vers ?
Qui dirait le berger, l’abeille, après Virgile ?[2]
Qui dirait les jardins, les champs, après Delille ?[3]
Et, quand on l’oserait, y gagnerait-on bien,
Serait-on bien compris, au pays canadien,
Où les arts, le savoir, sont encor dans l’enfance ;
Où règne, en souveraine, une crasse ignorance ?
Peut-on y dire, en vers, rien de beau, rien de grand ?
Non, l’ignorance oppose un obstacle puissant,
Insurmontable même au succès de la lyre
Qui s’élève au-dessus du ton commun de dire

  1. Jongler, penser d’une manière vague et incongrue ; et populairement, dans ce pays, être absorbé dans ses pensées, ou rêver, non pas en dormant, mais en commençant à s’endormir.
  2. Immortel auteur des Bucoliques, des Géorgiques et de l’Énéide.
  3. Auteur du poëme des Jardins, de celui de l’Homme des Champs, et de plusieurs autres ouvrages bien connus des amateurs de la belle et bonne poésie.