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On avait respecté dans ce domaine les beautés naturelles d’un sol accidenté, des ruisseaux, des fontaines y coulaient sans entraves, mille oiseaux aux couleurs d’iris venaient s’y abreuver : d’immenses roches, placées de distance en distance, couvertes d’une épaisse mousse brunie par les ans, qu’ornait, à cet instant, un essaim de papillons aux ailes rayées de lignes diaprées, offraient à l’œil du passant un tapis japonais d’un somptueux brocart ; tout ce qui se dispersait en cet endroit pour se réunir en un tout harmonieux s’encadrait en un tableau parfait.

Un groupe d’enfants, tous vêtus de légers tissus blancs, se tenant par la main, chantaient, tournant en rond, leurs têtes blondes et brunes, secouaient en dansant leurs beaux cheveux au vent.

Heureuse de les voir si joyeux, la châtelaine, de la fenêtre latérale, leur adressait des regards de tendresse, car pour elle ils étaient bien les fleurs les plus précieuses de son superbe jardin ; puis dans le plus loin ses yeux la transportaient vers un bosquet touffu où lentement se dirigeaient deux jeunes gens à l’âge des rêves, des douces illusions.

Ils s’étaient arrêtés au pied d’un peuplier, leurs mains traçaient sur l’écorce de l’arbre, leurs deux noms enlacés : de leurs récentes fiançailles c’était le contrat qu’ils venaient cacher là en se disant tout bas :

— Dans les années futures quand nous aurons vieilli ensemble, ici nous reviendrons pour y revivre encore les jours du passé et les joies de nos cœurs azurés du ciel bleu.

Comme ils étaient heureux à cette heure de calme et de paix ; et le brave militaire ému s’était dit comme eux : je reviendrai ici, car ce tableau de ce bonheur si vrai, dans son esprit, en maquette s’était gravé.

Il y revint, hélas ! alors que les Boches y avaient eux aussi passé. Oh ! douleur ! tout est fini, tout est détruit, sur les routes dévastées l’on ne rencontre plus que des mères, des époux, des fiancés, des amis séparés.

Il ne veut plus penser à cette guerre horrible, à ces tortures infâmes que l’homme sans entrailles s’étudie à inventer, destructeur de tous les bonheurs, monstre sans égal, que Dante avec tout son génie n’avait pu trouver aux enfers ; il fallait le vingtième siècle, avec sa prétendue civilisation pour en arriver à ce perfectionnement de barbarie.

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