Page:Bibaud - Méprise, 1908.djvu/5

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Malgré les inconvénients de cette voiture la place fut bientôt prise. J’ai dit que le char était plein, mais on l’emplissait toujours, les passagers entraient, entraient, si bien qu’au bout de dix minutes nous étions serrés, pressés comme de véritables sardines ; le conducteur criait, à chaque nouvel arrivant :

Make room, make room.

— Que diantre, fit mon ami, où veut-il que nous fassions de la place lorsqu’il n’y a plus moyen de respirer. L’animal. A-t-on jamais vu un pays où sous prétexte de promener les gens on les étrangle. Pourquoi ne pas mettre plus de tramways, cela n’est pas bien difficile.

Drelin drelin. Encore quelqu’un qui veut entrer.

— Mais il n’y a plus de place, vocifère-t-on de toute part.

C’est égal, le conducteur a la rage d’étouffer ses passagers.

— Serrez les rangs, dit-il, c’est une femme avec son enfant, que quelque monsieur se lève.

Une femme avec son bébé ; je veux céder mon siège, mais il m’est impossible de me lever ; on me pousse de tous côtés ; enfin la foule se rue sur la nouvelle venue qui vient tomber, presque étouffée, sur les genoux de mon compagnon, avec son marmot qui se met à crier comme un petit perdu.

— Sortons, sortons, fit Réal. je n’en puis plus.

Mais la femme ne faisait pas mine de remuer ; elle avait trouvé, sur les genoux de mon ami, un siège sans doute assez moelleux, puisqu’elle ne voulait plus se déranger de crainte qu’on ne le lui enlevât. Le fou rire me prit en regardant le visage déconcerté de Réal qui avec la femme et l’enfant sur les genoux, avait l’apparence d’un véritable « pater familias. »

J’étais enfin parvenu à me mettre sur mes jambes, et malgré les cris du bambin je pus faire entendre à la mère qu’elle trouverait place sur le banc. Elle me regarda d’un petit air sournois comme pour bien s’assurer que je ne voulais pas la tromper, décidée qu’elle était, j’en suis certain, à ne pas abandonner les genoux malheureux qui l’avaient reçue, avant d’avoir trouvé un endroit aussi convenable à ses goûts.