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Page:Bibliothèque de l’École des chartes - 1906 - tome 67.djvu/118

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défauts ? — qui font l’éternel attrait de l’éternel féminin ? Non, le mérite de Mlle de Lespinasse n’est pas là, ou du moins n’est pas là tout entier, tant s’en faut. Ce qui fait d’elle une physionomie à part dans la galerie des femmes de son siècle, c’est qu’elle fut une amoureuse ? Oui, certes ; et vous l’avez dit ; mais ce qu’on ne saurait trop redire ni trop admirer, c’est qu’elle fut amoureuse avec une sincérité, une profondeur de sentiment inconnues de ses contemporaines, et… qu’elle en mourut. Or, si les femmes qui meurent d’amour sont nombreuses sur la scène et dans les romans, je n’ai pas besoin de dire qu’elles sont plus rares dans la réalité ; et s’il en est qui aiment sans retour et sans arrière-pensée, encore une fois, ce n’est pas dans le Paris du temps de Mlle de Lespinasse qu’il faut les aller chercher. Alors que, tout le long du siècle, l’amour ne devait être chez nous qu’une grimace continue, cette amoureuse-ci montra qu’elle avait une âme, et elle la montra toute nue, toute frémissante de vie, de passion et de vérité. Voilà ce qui fait que Mlle de Lespinasse n’est, à ce point de vue, ni de son siècle ni de sa société, mais d’une humanité supérieure aux éphémères circonstances de temps et de lieu et pourquoi elle est assurée d’inspirer partout et toujours un puissant intérêt.

Écrire l’histoire d’une telle femme était une entreprise qui offrait plus d’un danger. D’abord Mlle de Lespinasse, et son salon, et ses aventures de cœur nous étaient déjà bien connus. Que pouvait-on nous apprendre que nous ne sachions déjà ou par ses propres lettres ou parcelles de ses correspondants ou enfin par ses amis, tous ou presque tous écrivains de profession ? L’auteur courait donc le risque de redire, peut-être autrement, mais de redire tout de même ce que personne n’ignorait. Il y a tant de gens aujourd’hui qui croient renouveler l’histoire en coulant simplement de la matière ancienne dans des moules neufs, en accommodant de vieilles histoires à des sauces modernes ! On ne fera pas ce reproche à M. de Ségur, car, en même temps qu’il nous apporte beaucoup de renseignements nouveaux sur quelques-unes des époques ou quelques-uns des événements les plus importants de la vie de son héroïne, il a eu le bon goût de ne pas s’attarder aux choses que l’on savait déjà. Tout le monde sera curieux de lire les pages si neuves qu’il a écrites sur la mère et sur la famille maternelle de Mlle de Lespinasse. Nous pénétrons là avec lui dans un intérieur de gentilshommes provinciaux du milieu du XVIIIe siècle qui offre un vif et direct intérêt pour l’étude de la formation psychologique de la jeune fille, intérêt non moins grand peut-être pour l’histoire de la société française à ce moment. J’en dirais tout autant du portrait si émouvant que, à l’aide de matériaux fournis par la famille du marquis de Mora, il a tracé de ce séduisant et infortuné jeune homme ; et, comme, eu définitive, c’est l’amour de Julie pour Mora qui fait le nœud du drame raconté par M. de Ségur, on ne peut que lui savoir gré