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Page:Bibliothèque de l’École des chartes - 1906 - tome 67.djvu/119

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d’avoir dégagé la physionomie de l’amant des ombres qui l’enveloppaient encore[1].

Et cependant c’est peut-être ici que je serais tenté de faire une légère querelle à M. le marquis de Ségur si je ne craignais de tomber dans la contradiction. Ne pourrait-on pas trouver, en effet, qu’il sacrifie un peu et pendant trop longtemps l’héroïne de son livre aux personnes qui l’entourent ? Il s’est visiblement plu à nous décrire, et d’un crayon minutieux, les parents de Mlle de Lespinasse, ses amis, les principaux habitués du salon de la rue Saint-Dominique. Il redonne aux d’Albon, aux Vichy une vie nouvelle, qui fait d’eux des personnages de premier plan ; on revoit, avec une curiosité un peu cruelle, d’Alembert dans son rôle de cavalier servant mal récompensé ; on entre, plus profondément qu’on n’avait pu le faire jusqu’ici, dans l’intimité de ce pauvre Mora ; on pénètre, jusqu’au fond, l’âme sèche et stérile de Guibert. Enfin, l’auteur nous arrête encore devant quelques autres figures moins importantes, et la lumière dont il inonde les unes et les autres repousse peut-être un peu trop dans l’ombre, ou dans la pénombre, le profil de Julie. Cette observation s’appliquerait, je m’empresse de le déclarer, aux deux premiers tiers du livre. Dans les derniers chapitres, au contraire, c’est Mlle de Lespinasse qui occupe le devant du tableau, et même tout le tableau pour ainsi dire, car désormais nous n’avons plus d’yeux que pour elle.

Ce défaut de proportion, c’est, pour une partie, le danger de l’inédit : on est trop porté à s’en exagérer la valeur, et, pour l’autre partie, c’est l’inconvénient des sujets où les comparses sont par eux-mêmes d’intéressants personnages : on se plaît en leur compagnie. Mais si j’appuyais sur cette critique, M. de Ségur ne manquerait pas de répondre que Julie étant déjà très connue, comme je l’ai remarqué moi-même tout à l’heure, il commettait une autre faute en retenant trop longtemps et trop exclusivement sur elle l’attention, alors qu’elle pouvait à bon droit se partager entre elle et ses amis. Et comme j’ai dit aussi que l’inédit qu’il apporte est très intéressant, c’est moi qui aurais mauvaise grâce à lui reprocher de s’y complaire.

Il y avait dans l’entreprise de M. de Ségur un danger plus redoutable : c’est que le sujet prêtait à la déclamation. Tout le XVIIIe siècle y prête, d’ailleurs, car jamais l’on ne pensa, l’on n’écrivit, l’on n’agit avec plus d’emphase ou d’ostentation. La contagion avait gagné les historiens ; pendant cinquante ans, la littérature historique consa-

  1. Pour rester tout à fait dans le vrai, il conviendrait de dire que les papiers de Mora, dont M. de Ségur a tiré si bon parti, n’étaient pas absolument inconnus. La famille les avait publiés en Espagne à très peu d’exemplaires, non mis dans le commerce. On conçoit cependant que, imprimés dans de telles conditions, ces documents aient pour nous toute la saveur de l’inédit.