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INTRODUCTION

discernement, faute de temps d’abord, pour sa première rédaction, faute de méthode critique ensuite, pour ses trois rédactions. Son premier soin, en admettant qu’il en eût eu le loisir, devait être d’établir la chronologie de toutes les pièces de Ronsard, et pour cette fin de relever le contenu de toutes ses éditions originales. Un pareil travail lui était matériellement impossible en deux mois, même en un an, mais il aurait pu sans doute le mener à bien en quelques années. Il ne s’en avisa même pas, ou, s’il s’en avisa, il n’en eut pas le courage. Ce premier travail fait il restait à extraire les innombrables renseignements autobiographiques contenus dans les œuvres de Ronsard, à fixer autant que possible la date de leur composition et à chercher les divers mobiles psychologiques et les circonstances historiques qui avaient pu les inspirer.

N’ayant pas suivi cette méthode, la seule qui fût rationnelle et féconde, Binet est resté nécessairement, par la crainte même de l’erreur, dans le vague et la confusion, presque d’un bout à l’autre, sauf quand il rappelle les derniers moments de Ronsard ; c’est aussi une des raisons qui lui ont fait commettre de graves erreurs et passer sous silence un très grand nombre de faits importants. Non seulement son insouciance de la chronologie dépasse toutes les bornes permises[1], mais son goût des anecdotes, plus ou moins légendaires ou romanesques, son souci de la fausse rhétorique, enfin sa double préoccupation de nous présenter un Ronsard idéal et un Binet très en faveur auprès du Maître, ont singulièrement nui à la valeur historique de son travail.

Loin de moi d’ailleurs la pensée que ce travail a été inutile ou est dénué d’intérêt. Il serait injuste de ne pas reconnaître les services qu’il a rendus : il nous a appris certains faits que nous aurions peut-être toujours ignorés ; il a éclairé certains points qui risquaient de rester dans l’ombre ; il a soulevé des questions, suggéré des réflexions, rendu possibles de meilleures biographies. Il offre encore aujourd’hui et conservera cet intérêt particulier qui s’attache aux documents psychologiques et sociaux : non seulement il nous fait connaître l’état d’esprit de Claude Binet biographe de Ronsard, et pénétrer, si je puis dire, un instant dans son âme de poète secondaire, poeta minor, épris, comme son maître, d’immortalité, mais encore il représente l’opinion de toute une catégorie de la société lettrée en France dans le dernier quart du xvie siècle ; il reflète la manière de voir et de juger des ronsardisants qui appartenaient à la génération de Charles IX et de Henri III. Mlle Evers l’a déjà dit[2] : aux yeux de Du Bellay, de Baïf, de Jodelle, de Belleau, de Tyard, pour ne citer que les poètes les plus connus du temps de Henri II, Ronsard, bien que chef d’école, était un émule, un collaborateur, primus inter pares ; pour la génération suivante, surtout pour les talents de second ou de troisième ordre, il était le Maître, dont la parole faisait loi, dont les enseignements passaient pour des oracles. C’est sous ce jour que Binet nous

  1. Il va jusqu’à faire du prince Henri un roi de France en 1543, et à placer les Discours politiques de Ronsard sous le règne de François II. — Il dit : « En même temps… », « Environ ce temps… », sans que ce temps ait été précédemment déterminé. V. ci-après, pp. 22 et 27.
  2. Op. cit., Introd., p. 25.