Page:Biographie nationale de Belgique - Tome 2.djvu/195

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dications du clergé. Il osa même s’attaquer à Pliilippe-Auguste, qui, plus politique que chevalier, voulait reprendre le chemin de l’Europe sans attendre la fin de la croisade. « Ah ! gentil roi, disait-il, quand Dieu vous fit prendre la croix, toute l’Égypte redoutait votre nom ; et maintenant, que dira la France, que dira la Champagne ?… De cette défaillance les saints, les martyrs, les apôtres et les innocents se plaindront au jour du jugement ! » Malgré ces touchantes remontrances, le roi partit, et Queues fut obligé de le suivre.

Les barons restés en France prirent alors leur revanche ; ils raillèrent, dans leurs chansons, ceux qui avaient proclamé si haut la sainteté d’une expédition qui échouait si misérablement devant les intérêts et les caprices les plus mondains. Queues surtout fut en butte aux satires ; mais ce qui ne s’explique que par la rude franchise de l’époque, Hugues d’Oisy donna le signal des invectives contre son cousin qui l’appelait toujours son maistre : « Malgré Dieu, malgré ses saints, disait -il en ses couplets satiriques, Queues revient, et mal soit-il venant ! Honni soit-il avec ses prêchements, et honni soit que de lui ne dit fi ! Quand Dieu le verra dans le malheur, il lui faudra, car il lui a failli. » Ces derniers mots retournaient contre Quenes ses propres vers :

Qui li faudra à cest besoin d’aïe,
Sachiés que il li faudra à greignour.

Le trouvère, profondément humilié, parait avoir suivi le dernier conseil que lui donna son maître : « Ne chantez plus, Queues ; je vous prie. » Sauf un jeu-parti envoyé au concours du Puy Verd d’Arras, on ne trouve plus de pièces de vers qu’on puisse attribuer à Quenes de Béthune. Il s’était retiré de la cour de Paris depuis la mort d’Isabelle de Hainaut, et sous le règne de Baudoin VIII et de Baudouin IX de Flandre, il se recueillit en quelque sorte dans la vie des affaires administratives, comme s’il avait pressenti le rôle difficile qu’il allait être bientôt appelé à jouer. Il faut se familiariser avec ces temps pour ne pas trop s’étonner de la transformation radicale de notre galant trouvère en diplomate, austère conseiller des empereurs. On trouve aux archives de Lille des chartes de 1201 par lesquelles, au moment de partir par la croisade, il fixe les droits de ses filles Ricalde et Aléis. La même année, il affranchit les hommes de ses terres de Bergues, de Ruilly et de Chamecq (A. Duchesne). On voit qu’il se préparait dignement à sa carrière nouvelle.

Il fut, dit M. Paulin Paris, l’Ulysse de cette nouvelle Iliade que nos historiens ont coutume d’appeler la quatrième croisade. Dès l’ambassade de Venise, où il figure comme mandataire du comte de Flandre et où le premier il signe le traité d’alliance, il se montra le digne émide du célèbre Villehardouin, maréchal de Champagne. Cette lutte qu’ils eurent à soutenir et contre la duplicité vénitienne et contre l’inconstance française, exigeait autant de dévouement que d’habileté. Mais c’est à Constantinople que les difficultés s’accumulèrent ; il faut lire, dans cette épopée en prose qu’on appela naïvement li Romans de Cmistantinoble, les mâles discours qu’inspirait la preudhomie chevaleresque.

Quenes, que la chronique désigne comme un sage chevalier et bien emparlé, fut aussi merveilleux dans sa prose parlée qu’il l’avait été dans ses vers chantés par les ménestrels. Il suffit, pour s’en convaincre, de se rappeler ce qu’il dit aux envoyés de l’usurpateur Alexis qui se plaignait de l’entrée des croisés sur les terres de l’empire grec (1203) : « Biau sire, vos avés dit que vostre sire se merveille moult durement pourquoi nostre seigneur sont entré en sa terre ne en son règne. En sa terre ne en son règne ne sont il mie entré ; quar il la tient à tort et sans raison et contre Deu ; et ce est péchié. Li sires de sa terre est son neveu qui ci est et qui fis est de son frère l’empérieur Sursac. Mais se il à la merci de son neveu voloit venir, et il li rendoit sa corone et l’empire, nous proierons qu’il li donast sa pès, et tant du sien qu’il peust vivre richement. Et gardés que par ce message ne revenés plus, si ce