Page:Biographie nationale de Belgique - Tome 2.djvu/196

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n’est por otroier ce que vos avez oï. »

Un discours encore plus beau est celui que Quenes prononça devant un autre empereur Alexis, celui que les Latins venaient de rétablir sur le trône et qui regardait la gratitude comme une humiliation. Qu’on se figure, dans la vaste et éblouissante salle du palais des Blaquernes, au milieu de toute la pompe byzantine, un grave chevalier de Belgique portant cet éclatant défi : « Sire, nous sommes à toi venus de par les barons de l’ost, et de par le duc de Venise ; et sache qu’ils te rappellent ce qu’ils ont fait pour toi, comme chacun sait et comme il est manifeste. Vous leur avez juré, ton père et toi, de tenir les traités dont ils ont les chartes scellées. Vous n’avez pas fait comme vous deviez faire. Ils vous ont sommé maintes fois et nous vous sommons encore de leur part, en présence de tous vos barons, de satisfaire aux articles arrêtés entre vous et eux. Si vous le faites, tout sera bien ; si vous refusez, sachez que dorénavant ils ne vous tiennent ni pour seigneur ni pour ami, mais vous pourchasseront tant qu’ils pourront. Et bien vous mandent-ils que ni à vous ni à quelque autre ils ne voudraient faire mal avant d’avoir porté le défi, car ce serait trahison, et telle n’est pas la coutume de leur pays. Vous avez donc entendu ce que nous avons dit ; sur quoi vous prendrez telle résolution qu’il vous plaira. »

Cette harangue un peu bien libre, comme s’exprime le traducteur Blaise de Vigenère, mit Quenes en si haut relief que lorsque son seigneur Baudouin eut été élu empereur de Constantinople (16 mai 1204), il le désigna pour gouverner la capitale en son absence. C’était un vrai poste de combat ; car on sait que l’empire des Latins fut aussi orageux qu’éphémère. L’instabilité était partout ; l’individualisme intraitable des chevaliers Francs s’ajoutait encore à la perfidie des Grecs et à la férocité des Bulgares. Quenes eut des luttes à soutenir jusque dans sa propre famille ; il fit des efforts suprêmes, mais inutiles, pour retenir en Romanie son frère Guillaume, seigneur de Béthune et de Termonde. La mort tragique de l’empereur Baudouin avait découragé les plus vaillants.

Quenes ne se découragea jamais ; on eût dit qu’il voulait par son héroïsme et son inaltérable grandeur d’âme démentir le terrible sirvente d’Hugues d’Oisy. Quoique proto-vestiaire ou grand-maître de la garde-robe impériale, on le voit commander le deuxième corps ou bataille devant Andrinople, sous la régence de Henri,li bals de l’empire. C’est encore lui qui vole au secours de Renier de Trit, chevalier hennuyer assiégé dans Sténimac, ville de la Thrace. C’est lui enfin qui, pour le siége de Didymotique, surveille la construction des machines.

Il ne cesse de chevaucher que pour guider de ses conseils le jeune empereur, Henri de Hainaut, couronné le 28 août 1206. Dans cette bizarre improvisation de société féodale, le suzerain était un bouillant chevalier plutôt qu’un politique habile, et l’on peut dire que dans les intervalles des combats, ce fut Quenes seul qui parvint à instituer quelque apparence de gouvernement au sein de la plus incroyable anarchie. C’est ce qui faisait dire à Pierre d’Oultreman, dans sa Constantinopolis Belgica : Conon erat vir domi militioeque nobilis et facundus in paucis.

Il y eut un moment (ce fut en 1207) où il fallut porter secours tout à la fois en Macédoine et en Asie-Mineure. Quenes était partout, car l’empereur ne pouvait plus rien faire sans son conseil. Quand Villehardouin termine sa chronique, nous voyons le proto-vestiaire devenu seigneur et gardien de la grande ville d’Andrinople, quelques semaines après avoir concouru à dégager, en Natolie, Thierry de Los, sénéchal del’empire romain d’Orient.

Henri de Valenciennes, qui continue le récit de Villehardouin, parle aussi avec enthousiasme de Cuenon de Bietune que l’empereur avait toujours trouvé preudome et sage chevalier et loyal. Lors de la querelle survenue (1209) à Salonique entre l’impétueux empereur Henri et son insolent vassal le comte de Blandras, ce fut la haute éloquence de Quenes qui