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savait de quoi il parlait. En revanche et à l’instar de la plupart des théories sociales et politiques, l’histoire que Hobbes et ses successeurs racontent n’est qu’une autobiographie par inadvertance.

L’anthropologue Marshall Sahlins, étudiant les données concernant les chasseurs-cueilleurs contemporains, fit exploser le mythe forgé par Hobbes, dans un texte intitulé Âge de pierre, âge d’abondance. Les chasseurs-cueilleurs travaillent beaucoup moins que nous et leur travail est difficile à distinguer de ce que nous considérons relever du jeu. Sahlins en conclut que « les chasseurs-cueilleurs travaillent moins que nous et que, plutôt que d’être une harassante besogne, la quête pour la nourriture est occasionnelle ; leurs loisirs sont abondants et ils consacrent plus de temps à la sieste que dans aucune autre forme de société ». Ils « travaillent » en moyenne quatre heures par jour, si toutefois on peut nommer « travail » leur activité. Leur « labeur », tel qu’il nous apparaît, est hautement qualifié et développe leurs capacités intellectuelles et physiques ; le travail non qualifié à grande échelle, observe Sahlins, n’est possible que dans le système industrialiste. L’activité des chasseurs-cueilleurs correspond ainsi à la définition du jeu selon Friedrich Schiller : la seule occasion qui permette à l’homme de réaliser sa pleine humanité en donnant libre cours aux deux aspects de sa double nature, la sensation et la pensée. Voici ce qu’en dit le grand poète : « L’animal travaille lorsque la privation est le ressort principal de son activité et il joue quand c’est la profusion de ses forces qui est ce ressort, quand la vie, par sa surabondance, stimule elle-même l’activité ».

Le jeu et la liberté sont, en matière de production, coextensifs. Même Marx, qui malgré toutes ses bonnes intentions appartient au panthéon productiviste, observait qu’« il ne saurait y avoir de liberté avant que ne soit dépassé le point où demeure nécessaire le travail sous la contrainte de la nécessité et de l’utilité extérieure ». Il ne parvint jamais à se convaincre lui-même d’identifier clairement cette heureuse circonstance pour ce qu’elle est : l’abolition du travail, l’auto-suppression du prolétariat – cela pouvait, après tout, paraître paradoxal, au siècle passé, d’être à la fois protravailleur et antitravail. Plus maintenant.

L’aspiration à revenir ou à avancer vers une vie débarrassée du travail transparaît dans tous les traités d’histoire sociale et culturelle sérieux de l’Europe préindustrielle, parmi lesquels on peut citer England in Transition de Dorothy George ou Popular Culture in Early Modern Europe de Peter Burke. Tout aussi pertinent est l’essai de Daniel Bell, Work and its Discontents, à ma connaissance le premier texte à s’étendre aussi longuement sur la révolte contre le travail. Comme le note Bell, l’Adam Smith de La Richesse des nations, malgré son enthousiasme éperdu pour le marché et la division du travail, était bien plus conscient de l’aspect peu reluisant du travail que ne le sont les économistes de l’école de Chicago et tous les modernes épigones de Smith. Ce dernier observait avec franchise : « L’intelligence de la majeure partie des hommes est nécessairement formée par leur emploi habituel. L’homme dont la vie se passe à effectuer quelques gestes simples n’a guère l’occasion d’exercer son intelligence. Il devient généralement aussi stupide et ignorant qu’il est possible à une créature humaine de l’être… » Voilà, en quelques mots directs, ma critique du travail. Belle écrivait en 1956, en plein âge d’or de l’imbécillité et de l’autosatisfaction dans l’Amérique d’Eisenhower, mais il décrivait de manière prémonitoire le malaise inorganisé et inorganisable des années 70 qui s’est perpétué depuis et qui est impossible à récupérer par quelque tendance politique que ce soit, qu’on ne peut exploiter et qu’on feint donc d’ignorer. Ce problème est la révolte contre le travail. Les économistes néo-libéraux – les Milton Friedman et ses Chicago Boys – n’en parlent jamais dans leurs textes parce que, pour emprunter à leur jargon et comme on dit dans Star Trek : It does not compute. « Ça ne se calcule pas ».


Si ces objections, fondées sur l’amour de la liberté, échouent à persuader les humanistes à tendance utilitariste ou même paternaliste, il en est d’autres que ceux-ci ne peuvent négliger.