Page:Bloy - La femme pauvre.djvu/203

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soudain et dont les yeux venaient de s’ouvrir démesurément, je maintiens le mot. Nous sommes environnés de choses inanimées en apparence, mais qui, en réalité, nous sont hostiles ou favorables. La plupart des catastrophes ou des découvertes fameuses ont été produites par la volonté malveillante ou bénigne des objets inertes mystérieusement coalisés autour de nous. En ce qui me concerne, je suis persuadé qu’une compréhension intégrale de ma musique est rigoureusement interdite à n’importe quel artiste, fût-il le plus intuitif du monde, qui ne saurait pas dans quel milieu extraordinaire je reçus les initiales et définitives impulsions.

Je vais donc essayer de vous décrire en quelques mots la maison de mon père, dans une campagne léthargique du Berry, non loin de la Creuse méchante et sauvage, sur les berges de laquelle j’ai cru voir souvent, au crépuscule, d’effrayants pêcheurs à la ligne qui ressemblaient à des morts.

De la grande route où ne passe jamais personne, on aperçoit cette maison au fond d’un jardin tellement funèbre qu’un certain jour, un étranger, fatigué de vivre, vint sonner à la grille pour demander qu’on l’y enterrât. Il n’y a pourtant ni cyprès ni saules pleureurs. Mais l’ensemble offre cet aspect. Des légumes tristes, des fleurs navrées y végètent à l’ombre de quelques fruitiers avares, « dans une terre grasse et pleine d’escargots » d’où s’exhalent des effluences de putréfaction ou de moisissure, et l’humidité de ce jardin est telle que les plus fortes chaleurs de l’été n’y changent rien.