Page:Boccace - Décaméron.djvu/193

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pérance de mon âme qui va se nourrissant de son amoureux feu et n’espère qu’en vous, je vous en prie comme un très humble serviteur, faites que votre bonté soit telle, et que la dureté que vous avez autrefois montrée envers moi qui suis vôtre, soit si adoucie, que je sois réconforté par votre pitié, et que je puisse dire que, de même que je suis devenu amoureux à cause de votre beauté, ainsi par elle j’ai reçu la vie qui, si votre esprit altier ne s’incline pas devant mes prières, sans aucun doute s’évanouira ; et alors je mourrai, et vous pourrez être accusée d’être mon meurtrier. Et sans compter que ma mort ne vous ferait point honneur, néanmoins je crois que votre conscience vous le reprochant parfois, il vous fâcherait de l’avoir fait, et que, parfois aussi, mieux disposée, vous vous diriez à vous-même : Hé ! combien ai-je mal fait de ne pas avoir eu pitié de mon Magnifique ! et ce repentir ne pouvant remédier à rien, vous serait une plus grande cause d’ennui. Pour quoi, afin que cela n’arrive pas, maintenant que vous pouvez me venir en aide, inquiétez-vous de cela, et loin de me laisser mourir, prenez-moi en miséricorde, pour ce qu’à vous seule il appartient désormais de me faire le plus heureux et le plus malheureux homme qui soit. J’espère que votre courtoisie sera telle que vous ne souffrirez pas que, pour un si grand et si méritant amour, je reçoive la mort pour récompense, mais qu’avec une réponse joyeuse et pleine de grâce vous réconforterez mes esprits lesquels, tout épouvantés, tremblent à votre aspect. — » Et là, se taisant, il répandit quelques larmes, poussa de profonds soupirs, et attendit ce que la gente dame lui répondrait.

« La dame que la longue cour, les joutes, les aubades, et les autres semblables choses que le Magnifique avait faites pour l’amour d’elle, n’avaient pu émouvoir, fut émue par les paroles de ce très fervent amant, et commença à sentir ce que jamais elle n’avait senti auparavant, c’est-à-dire ce que c’était que l’amour. Et bien que, pour suivre l’ordre de son mari, elle se tût, elle ne put pour cela, grâce à quelques soupirs qui lui échappèrent, cacher ce qu’elle aurait volontiers avoué au Magnifique si elle lui avait répondu. Le Magnifique ayant attendu un moment, et voyant qu’aucune réponse ne venait, s’étonna tout d’abord, puis se mit à soupçonner la ruse du chevalier ; mais pourtant, regardant la dame au visage, et voyant que parfois elle lui lançait des coups d’œil, et en outre s’apercevant des soupirs qu’elle s’efforçait de ne pas laisser sortir de sa poitrine dans toute leur force, il en prit bonne espérance, et s’appuyant là-dessus, il forma un nouveau projet, et se mit à la place de la dame, et celle-ci l’écoutant toujours, à se répondre à lui-même en cette façon :